« One word ; incomfortable in my own skin » (mal à l’aise dans ma propre peau) : peu de disques osent commencer sur une note aussi désespérée. Le folk même ne s’y est pas osé, par peur des représailles. Mais le hip-hop, en quête d’inédit, a encore tous les droits.
Le label/collectif américain Anticon a très tôt annoncé la couleur, en intitulant sa première compilation Music for the advancement of hip-hop. Ses artistes, l’omnipotent Doseone en tête, se sont abrogés tous les droits, jusqu’à littéralement renverser sur la tête un hip-hop bien engoncé dans ses cadres aisés, à défier les délimitations pépères de la musique en générale. Et à oser les sacrilèges. L’année dernière, Clouddead (on retrouvait ici Doseone) inventait un spleen sublime au rap, qui n’avait jamais tourné autant au ralenti, aussi loin de son caractère festif, et qui n’avait jamais eu la mâchoire autant décrochée. Aujourd’hui, on réédite ce séminal Circles, sorti dans le secret sur Mush il y a deux ans, et qui fait encore un peu plus plonger le hip-hop américain dans une abysse de mélancolie, d’absurde, d’inquiétante étrangeté.
Comment, en effet, s’y retrouver dans ce magmas de bruits, de mots décrochés et flottants, de rythmes squelettiques ? Titres symboles, obscurs exercices de numérologie dadaïste, structure alambiquée, intermèdes qui n’en sont pas et morceaux tronqués, tout est fait pour perdre l’auditeur dans un canevas chaotique, sans abscisse ni ordonnée, sans sens, sans direction. Les flows cartoonesques de Doseone (façon Titi) et Boom Bip (façon Chat du Cheshire dans Alice au pays des merveilles) se muent en susurrements énigmatiques, conversations erratiques, raclements de gorge, ondes gutturales ou ritournelles incertaines. Les rythmes se désincarnent jusqu’à devenir pures ambiances chaotiques, et une seule certitude s’empare vite de l’auditeur angoissé : au fur et à mesure que le disque avance, la spirale ne cesse de descendre vers les profondeurs de l’inconscient, et de s’emballer, de plus en plus vite, de plus en plus fort.
Pendant plus de soixante-dix minutes, les deux compères à l’imagination proprement débordante ne cessent jamais de questionner la langue, l’auditeur, l’art vocal (leur rap est sans limites, incroyablement effronté et expressif), ironisant sur tout, s’émerveillant d’un détail ou d’une incohérence grammaticale ou psychanalytique, étonnant et s’étonnant sans cesse, discutant avec la mise en scène sonore incroyable d’inventivité (bidouilles, bruitages, sons naturels, assauts bruitistes, mélopées lyriques de guitare, bizarreries cinématiques ou percussions tribales, tout est bon pour suggérer l’étrange).
« Its not supposed to make sense », explique Doseone sur (respirez !) This album was meant to be myself but somewhere along the lie it ended up feeling more like you… yet…. Et effectivement, on ne sait jamais bien comment ni pourquoi les deux compères opèrent leur écriture aléatoire et schizophréniques. Tout ce qu’on comprend, c’est que les paysages intérieurs qu’ils suggèrent sont animés d’une époustouflante verve poétique. Circles, est une sorte de comédie musicale des profondeurs de l’esprit, qui apostrophe, choque, dérange. C’est peu dire que la musique de Boombip et Doseone innove : elle bouscule, elle électrise. Et si beaucoup de fans de hip-hop risquent de quitter le train en route, il est essentiel de dire à quel point son pouvoir onirique est aujourd’hui nécessaire pour la bonne santé de ce dernier.