2006, le drapeau blanc est toujours au sale. Originaire de Boulogne, Booba ouvrait les hostilités en 1996 en gravant aux côtés d’Ali le titre Le Crime paie (Lunatic) : « Seul le crime paie / aucun remord pour mes pêchés ». Le business à l’ombre des tours, le chrome, les lames et les euros. Pragmatique est le ghetto et personne ne l’avait énoncé comme Lunatic. Le morceau devient la nouvelle unité de mesure d’un rap français qui vire à l’association de mafieux. La création du label 45 Scientific amplifie le séisme en sortant Mauvais oeil, unique album du duo. Le rap français tombe le masque et dans les cités Pont de Sèvres, les gangsters de Time Bomb s’apprêtent à tout détruire. La France s’étonne de la violence de ces banlieusards grossiers, de ces jeunes que même le hip-hop, cet intégrateur qui rassurait les années 90, ne fait plus vivre. Ces jeunes qui éclatent régulièrement aux carrefours de France, « trop faya pour aller prier ». Jack Lang ne peut plus poser avec ces rappeurs là. Ils sont armés jusqu’aux dents. Booba sort Temps mort qui renvoie plus bas que terre la France et ses Mcs : « Pé-ssa (sappé) en noir avec une faux / J’contourne les Mcs à la craie blanche » (Repose en paix). Grammaire meurtrière, rimes mafieuses sur violents breakbeats, coup de rasoir sur peau blanche… Panthéon, sorti via son propre label Tallac Records poursuit le massacre en 2003. On réalise alors que les premières rimes de ce jeune loup étaient tout sauf une plaisanterie. Tacle bien placé, il mixait l’an passé en ouverture de sa mixtape rétrospective Autopsie, vol. 1 cette ligne : « L’argent pourrit les gens et je s’rai pourri jusqu’à l’os ». Là où le rap français n’a jamais su trancher entre une conscience politique frelatée et un individualisme traître, Booba a toujours été clair. Ces premières rimes qui puaient l’ego-trip et la politique de rue étaient celles d’un rappeur aux aspirations claires, au destin aussi droit qu’une trajectoire de 9mn. Dansant sur une ligne de vie nourrie de poudre à canon, de déchirures microphoniques et de colombienne pure, ce disque foudroyant en est la parfaite illustration.
Il est rassurant de constater que, comme sur Panthéon, l’auteur de Temps mort met son avance au service d’une audace sonique que tous évitent. Dès l’ouverture, un menuet du XVIIe siècle déchiqueté par les basses électroniques du canadien Jaynaz projette Ouest-side dans l’univers d’un rap non-coupé qui frôle sans cesse l’anti-musicalité. Dj Mehdi ou les caméléons d’Animalsons y ajoutent quelques tueries, du neptunesque Boulbi au dancefloor sur-violent de Ouest-side. Comme un écho à La Faucheuse sur le précédent album, Garde la pêche ou Boîte vocale trimballent des musiques sans musique, des scies rythmiques qui n’ont d’autre but que de déglinguer des cerveaux et de tringler les dancefloor. Et à travers des millions d’oreilles, Booba vomit les syllabes saccadées de l’ironique Garde la pêche, les cuts secs de Duc de Boulogne ou 92izi, renvoie les rimes à la ligne, brise ses versets, en cache le sens. Sa gorge volcanique gère le système métrique d’un alphabet de rue que les dicos de l’Académie n’avaleront que dans dix ans. Et ses refrains ne ressemblent pas à des refrains. Ce sont juste des phrases mélangées. « C’est juste un puzzle d’mots et d’pensées ». C’est juste du rap.
Si Booba accentue l’ironie, l’ambiance reste à la guerre. « Molotov sont les cocktails / Ceinture de feu parisienne ». Au rythme de dix punchlines par minute, il tire sur tout le monde (« J’y vois pas clair sans mon fusil à lunette »), éclate en deux mots les rimes de la concurrence, insulte le code pénal, la police et les procureurs, les fonctionnaires au dos courbé, les Mcs, les directeurs artistiques, les petits, les grands… « C’est bien du rap de sale nègre », appuie-t-il sur Ouais ouais, aux côtés de Mc Tyer, moitié de Tandem. Du rap de sale nègre qui s’en bat les reins. Le respect éternel ne va qu’à sa mère, à ses proches et à son avocat. Pour le reste, « dites à la République qu’elle peut se mettre des doigts ». Booba s’en tape. La banlieue ? La cause ? Le hip-hop ? Rien à battre. A part lui-même, personne : « J’prends pas le micro pour qu’la banlieue s’enflamme / J’suis là pour tout découper B-2-O-B-Astéro-hâche ».
Il y a chez lui une puissance individualiste qui évoque l’anarchiste sans cause, l’Unique. Le météore qui n’a jamais bossé, celui qui vient tiser, baiser ta meuf et claquer son billet sur la planète Terre. Dans cet exercice violent, il apparaît cependant plus détendu que sur le martial Panthéon. La manière dont il se paye la tête des Mcs hexagonaux a beau être agressive, elle est surtout pleine d’humour : « Majeur en l’air sur la piste / Mc gardez la pêche, vous n’êtes pas sur la liste », « Ca capitule, dans l’industrie c’est la crise / J’m’arrête au feu, les Mcs lavent mon pare-brise ». Et s’il n’écrit pas un texte sur la police, l’esclavage ou la politique, il cristallise ces thèmes au détour de néologismes où tout est référence, sens caché, tirade à mille tiroirs qui valent cent rimes de n’importe quel MC : « J’suis pas dangereux, j’ai ni cravate ni barbe ».
Booba est violent, excessif, égocentrique mais jamais malsain, trop honnête. Mais sans le texte de Pitbull, il ne serait qu’un sur-homme, un personnage, fantastique super-héros. Soudain, l’enfant de la génération « Malabard, choco BN, sale noir » apparaît seul. Au sommet mais seul : « Sur le plus haut trône du monde, on n’est jamais assis que sur son boul ». Le mépris du système, la saison de l’esclavage qui ressort à chaque fois (« J’ai grandi, j’suis mort en silence, crucifié sur une caravelle »), et le désespoir que lui inspire la race humaine l’ont fait courir plus vite que les autres. Rappeur par accident ou par pragmatisme, pour sauver sa gueule (« Faire du rap j’en n’ai jamais rêvé / J’prends le mic et c’est la Bosnie »), ce rappeur qui a séché la grande majorité des Mcs français a eu de la chance de connaître le succès. Sans quoi son pragmatisme effronté l’aurait conduit, pile ou face, sur une plage des Bahamas ou derrière les barreaux de Fleury. Puisque seul comptent les billets, que « seul le crime paie ». Mais c’est ce pragmatisme sidérant, cette volonté de puissance sans faille, ce fonçage dans le mur permanent (« J’ai demandé la route au mur / Il m’a dit d’aller tout droit »), qui rend son rap si efficace. Sans thunes, pas de putes. Et sans putes, pas de vie. Booba a fait ce qu’il fallait : « La richesse est dans nos coeurs / Mon cul, moi j’veux de l’oseille ». « 92 kilogrammes dans l’zen », il plaide coupable jusque dans son requiem. Mais relève la tête et tire sur les juges. Ce sont les autres les vrais coupables. Tous les autres.