On tient Bill Frisell en bien trop haute estime pour laisser passer cette galette inattendue et péniblement quelconque : à se disperser de tous côtés, le guitariste américain finit par perdre le Nord et abandonne en chemin ce qui fait de lui l’un des musiciens les plus novateurs et importants de ces quinze dernières années. D’un autre que lui, on aurait écouté ces Intercontinentals avec une attention polie et les aurait relégués au fond des rayons « inclassables » de notre discothèque, où ils auraient au demeurant fait figure honorable, quoique discrète ; du génial défricheur des territoires de la guitare que l’on connaît, on attend cependant plus que ces quatorze pistes lisses comme de la soie, vaguement construites autour de thèmes sans sel et prétextes à rencontres molles entre instruments et traditions des quatre coins du globe. C’est à Seattle, voici quelques mois, que Frisell s’essaye pour la première fois à sortir du champ des musiques américaines pour se frotter aux cordes du brésilien Vinicius Cantuaria, à celles du méditerranéen (il est d’origine grecque, comme son nom l’indique) Christos Govetas et aux percussions du malien Sidiki Camara. L’expérience en public étant à son goût concluante et lui faisant entrevoir d’excitants horizons, il met son complice Lee Townsend (son producteur) sur l’affaire et file en studio ; l’y rejoignent, outre les partenaires sus-cités, le guitariste Greg Leisz et le violoniste Jerry Scheinman. Las : malgré la diversité des compétences, instruments (oud, bouzouki, steel country, violon yiddish) et traditions ainsi réunies, la rencontre peine à s’élever au-dessus d’un dialogue sympathique mais sans chair, comme passé au tamis stérilisant d’une uniformisation tristement monochrome.
Mélodies fainéantes, ethnicismes de pacotille, folklores sans âme ni direction, le projet s’enlise : alors que Frisell excellait jusqu’alors à modeler et étirer le temps en élaborant d’extraordinaires voyages musicaux à travers les sons de son Amérique rêvée (jetez une oreille au fabuleux Blues dream), il semble ici étirer sa musique faute d’idées à lui insuffler, quitte à ennuyer. On cherche en vain le génie quasi-cinématographique de ses mises en scènes habituelles, et l’on réprime presque un bâillement embarrassé lorsque s’achève la dernière piste, ironiquement intitulée Remember. On ne se souvient que trop, en effet, des bijoux étincelants que nous a déjà offerts le joaillier des cordes Frisell pour se contenter de ces Intercontinentals laborieux et désespérément uniformes. Next time better…