Richter 858 ? Drôle de titre. Il renvoie en fait aux oeuvres du peintre et photographe allemand Gerhard Richter, superstar de l’art contemporain mondial (la Art Review le considère comme l’artiste le plus influent de la planète et, surtout, le plus cher) ; le producteur David Breskin a eu l’idée de faire se rencontrer les toiles abstraites et aquatiques du peintre et la musique minimale et fragmentée de Bill Frisell en plaçant le second devant huit des premières, exposées au musée de San Fransisco : huit tableaux de 50 cm sur 72, réalisés en 1999, huile sur aluminium, reproduits dans le livret de pochette et gravés sur une partie CD-Rom qui permet de les visualiser à l’écran tout en écoutant la musique. Extrêmement complet et bien fichu, le livret (en anglais) propose également les orientations données par Breskin à Frisell, lesquelles définissent l’enjeu et les conditions du projet : jeu de renvois entre les détails picturaux et musicaux, utilisation de toutes les dimensions des toiles (« its vibe, feeling, colors, strategies, structures, interventions »), idée de « série » (toutes les toiles ont été peintes l’une à la suite de l’autre, tous les morceaux devraient être composés et enregistrés de la même manière), respect du rythme propre des oeuvres (« there are a lot of rhythmic things happening in the paintings. The music should respect these speeds and rythms, but not slavishly so »), etc. Une oeuvre musicale à contraintes, donc, ce qui n’a pas été pour gêner le très inspiré Bill Frisell. « Je suis resté devant les peintures, tout seul, pendant environ deux heures, confie-t-il, ce que je ne fais jamais d’habitude. J’en suis sorti avec pas mal d’idées, mais je serais incapable de dire ce qui en a survécu dans la musique au final. Je crois que ce qui m’a le plus influencé, c’est en fait ce que j’ai pu apprendre sur Richter lui-même : j’ai lu pas mal d’interviews de lui, j’ai été très impressionné en apprenant le processus de son travail et le combat qu’il remporte quand une peinture est achevée ».
Résultat : un court album (45 minutes) en huit parties pour guitares, électronique et trio de cordes (Jenny Scheinman, violon, déjà présent sur The Intercontinentals ; Eyvind Kang, alto ; Hank Roberts, violoncelle), où se télescopent les réminiscences de l’univers habituel de Frisell (le blues, la musique américaine blanche) et des éléments davantage issus des musiques contemporaines, atonales et expérimentales (ne poussez pas le volume trop fort pour le début du disque, l’entrée en matière est franchement bruitiste) ou tonales et minimales (Richter lui-même est très proche des compositeurs répétitifs américains, notamment Philip Glass et, surtout, Steve Reich, en l’honneur duquel il a intitulé l’un de ses tableaux City life). La limite entre l’écriture et l’improvisation est ténue, l’ensemble déconcerte et fascine irrésistiblement ; le jeu des contraintes et la diversité stylistique imposée par la différence des toiles elles-mêmes font de Richter 858 l’un des meilleurs albums du guitariste américain depuis quelques temps, et un projet infiniment plus palpitant que les déambulations world lénifiantes de The Intercontinentals, son dernier album. Merci, Monsieur Breskin.