La guitare de Bill Frisell : sans doute le meilleur moyen pour toucher au cœur du rêve américain, de son imaginaire moite et de son folklore bucolique, de ses chansons de gardeurs de vaches et de ses blues mi-mélancoliques, mi-ironiques. Quelques pas à peine séparent ce disque (à nouveau produit par Lee Townsend) des précédents et rien de véritablement inédit ne sort des amplificateurs au long de cette petite heure de dérive doucement électrifiée : d’où vient alors que l’on cède à nouveau au sortilège de ce creuset des blues et des traditionnels du Nouveau Monde, défilé ininterrompu et essentiel de paysages et d’horizons qu’on a déjà parcourus mille fois en sa compagnie ? Tout se ressemble mais rien n’est jamais pareil dans cet univers musical de westerns bon enfant et de mythologies un peu détraquées, de cartoons très premier degré et de blues sudistes révisés.
Après une sublime échappée solitaire à la tête d’un set de guitares, électriques ou non, et d’une batterie d’effets (Ghost town), le Pierrot Lunaire américain s’entoure ici d’une solide équipe de gratteux (Greg Leisz à la steel guitar et David Piltch à la contrebasse) et souffleurs complices (Ron Miles, trompette ; Billy Drews, alto ; Curtis Fowlkes, trombone, partenaires de longue date) pour lesquels il a concocté une petite vingtaine de compositions -parfois très courtes- ciselées et minimalistes aux résonances bluegrass ou country, blues urbain ou folk de veillée campagnarde, d’une simplicité toujours lumineuse, au rythme de la batterie discrète de Kenny Wollesen. A des dialogues guitaristiques passionnants, d’une limpidité et d’une concision extrêmes, se mêlent ainsi des solistes plutôt inspirés, parfois réunis pour la pêche de cuivre inopinée qui fait sursauter l’auditeur bercé dans des climats électriques hypnotiques ou pour l’énoncé obsédant du thème le plus réussi de l’album, Things will never be the same, pur chef-d’œuvre dont la ritournelle balancée n’a pas fini de hanter les têtes. Le style de Frisell passe toujours par cette surprenante économie de notes -deux, trois au plus, savamment étirées, lui permettent par magie de parvenir à ses fins et d’évoquer avec netteté les images qui naissent de sa musique- et son corrélat nécessaire, une exceptionnelle attention accordée au son, aux infimes désaccordages qui donneront tout son grain à un arpège, à la note de passage minutieusement réfléchie qui donnera sa force et son rythme à une phrase. De ce savoir-faire inouï il tire la logistique propre à mettre au jour le bouillonnement d’un imaginaire d’une fécondité rare, aussi à l’aise dans le registre primesautier d’un post-folk dont le raffinement n’a rien à envier aux songs travaillées d’un Jim O’Rourke que dans celui des noirceurs d’une humeur angoissée (Slow dance). La bande-son de tous les rêves mais aussi de tous les cauchemars de l’Amérique, en quelque sorte, encore que Frisell ne parte jamais sans un dernier sourire intensément optimiste.