Bévinda est portugaise ; elle chante. Tout le reste s’ensuit ou se déduit. Ou presque. Ce pays recèle les plus belles voix du monde ; la soie teintée d’or, le souffle chaud et néanmoins armé d’une pointe vibrante qui rend irrésistible celle de Bévinda est le Portugal même. Parce qu’elle assume pleinement ses origines, cette voix est aux ordres de la saudade : nostalgie infinie, désir infini, langueur infinie. Mais ce qui fait que Bévinda est Bévinda, réside en ce qu’elle donne de la saudade une version presque crue où elle s’expose, toute chair, pantelante. Il y a, au creux de cette voix qui se fait éperdument appel, une vacance qui veut être comblée. Douceur et volupté se tendent vers ce qui ne peut venir. Son vibrato devient l’expression puissante de ce manque constitutif. Il en est la cambrure. Les beaux textes de la chanteuse expriment tous cette sensualité offerte à la nature, où le corps s’offre en holocauste à l’infini (Malhada do judeu, Annapurna, Oceano). Le rêve, qui est la dimension vivable de la réalité, forme l’autre versant. Les arrangements subtils de Lucien Zerrad, respectent cette béance inassouvie ; ils tendent un souple filet qui atténuent cette douleur, en allègent la violence que la voix déjà feint de travestir en simple sensualité. Ici, les instruments entrent un à un, à pas comptés, dans une discrétion totale (Alegria), ailleurs un violoncelle profond et majestueux enroule son chant sous la voix dans une valse rapide et enjouée au tempo décidé (Annapurna) ; les guitares cristallines, les percussions légères, une basse ronde et suave, bondissante donnent le change : on pourrait croire à la musique d’un été. Un zeste de Brésil ou un chaloupé cap-verdien le confirmeraient presque en fin de parcours, ce sont là des voiles pudiques jetés sur un émoi trop réel. La vraie mesure est donnée par ce Dialogo na noite tiré comme le poème auquel fait allusion le titre même de l’album, du Premier Faust de Pessoa stigmatisant l’animalité de l’amour et la basse extraction de ce qui se drape des oripeaux de la métaphysique. Et, en effet, tout dans les textes de Bévinda, rappelle les noirceurs du Livre de l’Intranquillité. De les avoir recouvertes de couleurs diaphanes et doté d’une voix ailée, ensoleillée, n’en rend que plus exquise cette délectation morose. Du grand art.
Bévinda (vcl), Lucien Zerrad (g, cavaquinho, guitare portugaise), Patrick Fournier/Philippe Mallard (acc), Jean-François Ott/Carlos Beyris (cello), Eudes Gatibelza/Ilan Abou (b), Javier Estrella (dm, perc), Steve Shehan (perc), Manel Borralho, Anne Couprit (chœurs). Bruxelles-Paris, février-avril 2001.