Bertrand Burgalat est vraiment un type formidable : ses bons mots, ses interviews fleuves, ses anecdotes pas croyables en font une personnalité des plus attachantes. Quand s’y ajoute une passion sans faille pour la musique, qui l’a vu produire et sortir les meilleurs disques, les plus audacieux, sur son label Tricatel (Michel Houellebecq, Etienne Charry, The High Llamas, April March), on ne peut qu’admirer le bonhomme et sa constance. Et si l’on butait parfois sur ses choix esthétiques ou son léger dilettantisme (l’inachevé Sssound of mmmusic), un nouvel album parfait vient mettre les choses au point, et fait de Burgalat une valeur sûre de la pop hexagonale, l’égal de Katerine, Christophe, Polnareff, dans la belle et longue lignée des petits maîtres français, ces outsiders qui décrochent la palme à l’arrachée, sur la longueur d’une carrière, sans faire de concessions, avec des chansons pas faciles, des intentions peu lisibles, mais des ambitions énormes.
Ce Portrait-robot avec ses 19 titres alambiqués, ses retournements imprévisibles, ses chausse-trappes et ses contre-pieds, n’a rien du disque évident (et on peut saluer le courage de l’équipe Virgin / EMI, qui sort l’album). Il est pourtant toxique au plus haut point, pour ses contre-chants, ses variations intempestives, ses arrière-plans, qui en font une mine inépuisable d’écoutes et de réécoutes. Burgalat n’a pas choisi la facilité et on ne peut que saluer son intransigeance et son obstination à faire un disque qui lui ressemble (complexe, érudit, multiple) et qui ne ressemble à rien d’autre. Burgalat semble avoir pris au mot le bonne phrase de Cocteau, « Ce qu’on te reproche, cultive-le. C’est toi », en faisant fi des critiques. Sa voix est peu assurée, un peu fausse, pas très pro ? Il en joue, en fait un élément de charme et de singularité. Ses disques partent dans tous les sens ? Celui-ci multiplie les divergences et les faux effets d’annonces. Sa musique est easy-listening, kitsch ? Il revendique les gimmicks muzak, assume le mauvais goût et le pervertit. Résultat : Portrait-robot est comme un disque-cerveau, labyrinthique comme son auteur, fragile et arty, presque conceptuel dans son dispositif (la cover est un véritable portrait-robot, réalisé dans un commissariat, sur les descriptions d’Elisabeth Barillé, l’album serait une déclinaison des différents traits de la personnalité de son auteur). Burgalat se dessine tout en brouillant les cartes et le sens de lecture, faisant son portrait à partir d’images indistinctes, de coq à l’âne, de repentirs et d’allusions. Portrait-robot avec ses lignes floues et ses couleurs paradoxales est presque un petit chef-d’oeuvre, comme on parlerait d’une belle toile ou d’un beau portrait. Il ressemble aussi au cabinet d’amateur, multipliant les épreuves, superposant les couches et les canevas, dessinant une géographie interne, aux limites d’une folie très personnelle.
Que dire ? Rythmiques discoïdes, harmonies pop, guitares dans les interstices, petites mélodies de piano inattendues, synthétiseurs qui apparaissent et qui disparaissent, Portrait-robot a aussi un côté prestidigitateur (il se joue avec les doigts, on y revient à la recherche de l’astuce). Et un cachet littéraire : on sait Burgalat abonné aux littérateurs talentueux (Houellebecq, Schuhl, Adrien ou Coe font partie de ses relations et de son panthéon), le voilà en bonne compagnie avec Elisabeth Barillé (la poésie laconique et entêtante de Noël sur ordonnance) ou d’autres invités de prestige : April March (la pop enchanteresse d’Another world gone by), Pascal Mouret (le pince-sans-rire Je suis seul dans ma chanson), Grégori Alexandre (Ma boîte à musique) et enfin, quatre magnifiques textes -notamment Pablo’s dove– d’Alfreda Benje, dit Alfie, qui n’avait encore jamais écrit pour quelqu’un d’autre que pour son mari, Robert Wyatt. « C’était le monde à l’envers, sourit Burgalat : Wyatt chantait au téléphone sur mes musiques les textes de sa femme pour s’assurer que ça m’allait. » Il y a aussi une comptine en suédois improvisée pour un anniversaire, puis, au détour de la plage 16, c’est Yatta-Noël, un archange classe et cramé, « un ami de vingt ans », qui prend le micro. « Je ne connais pas ce type, je ne suis même pas sûr de comprendre tout ce qu’il nous raconte, mais il a la grâce ». Au final, beaucoup de mots de qualité, pour un album foisonnant, éclectique, dans la longueur duquel on se perd avec plaisir. Un vrai disque de producteur, un peu fou, un peu ovni, une boite à musique qu’on ne fermera pas de l’été, c’est sûr.