Il y a deux ans, Portrait-robot, concept album et disque cerveau, avec ses lignes floues et ses couleurs paradoxales, apparut comme un vrai petit chef-d’oeuvre, une balise immanquable dans le paysage de la pop française, entre Polnareff et L’Homme à la tête de choux, belle toile, beau portrait, cabinet d’amateur, multipliant les épreuves, superposant les couches et les canevas, dessinant une géographie interne, aux limites d’une folie très personnelle. Bertrand Burgalat, chic producteur et patron de Tricatel, revient aujourd’hui avec un Chéri BB à tonalité plus rock (rythmiques en avant) et frontale (moins de jolis salmigondis, mais structures carrées et refrains hauts), sans le liant conceptuel du précédent, mais avec une fraîcheur pop renouvelée. Burgalat a récemment composé pour la Popstar™ Christophe Willem ou la lolita maison Allegra, a sorti ses bébé-rockers à lui Les Shades, et on verra dès lors Chéri BB, succession de tubes pop potentiels, comme la résultante et le prolongement de ces tentations mainstream, idéaux radiophoniques de producteur Svengali, visées pop(ulaires) des plateaux plasma, Drucker et tutti quanti. Reste que Burgalat est trop compliqué dans sa tête, franc-tireur et esthète pour accepter les compromissions du prime-time, il se tire toujours une balle dans le pied par souci d’intégrité, simple gentillesse ou faiblesse pour les marges. Et c’est en cela qu’il est irrémédiablement attachant : narcissique tension vers les sommets des charts et amour pur de l’indépendant, qui le fait distribuer son album en VPC ou simple téléchargement, Burgalat est partagé. C’est humain.
Il y aurait beaucoup à dire sur cet album, mais pour verser dans la psychanalyse de rock-critic, Chéri BB, en un sens, nous donne à voir cette ligne de partage entre un idéal du moi illuminé par d’irréels plateaux télé berlusconiens (une speakerine italo annonce l’orchestre sous les applaudissements, dans Un Sogno du televizione) et un principe de réalité marqué par une culpabilité oedipienne (« J’ai été un vilain, vilain, garçon », I’ve been a bad bad boy), qui ramène sans cesse le chanteur à ses démons et ses obsessions, à son enfance (« Nous étions heureux, et nous ne le savions pas », sur Nous étions heureux). Chéri BB ressemble ainsi à une « demande affective », comme une recherche de sollicitation et de sollicitude, presque enfantine. Ce besoin d’affection, d’amour, serait la condition du chanteur pop, prolongement d’une demande personnelle, oedipienne, adressée à une mère fantasmée, désormais incarnée par le public, la masse entourante et bienveillante, utérus géant applaudissant son enfant, son chéri. Et en même temps, cette condition de chanteur public, cet amour conditionné, marquerait la fin de l’amour inconditionnel, l’amour anonyme, aimer l’autre juste pour ce qu’il est, hors des apparences (comme le suggère Anonyme amour : « Quand mon nom fera vendre des parfums des lessives (…), Saurai-je plaire à quelqu’un qui n’a pas la télé ? Anonyme amour, t’ai-je déjà perdu ? »). En ce sens, ce disque est éminemment contemporain, réfléchissant à la fois sur la condition publique de chanteur pop et sur les aspirations, les idéaux, de l’artiste.
S’il y a un concept à chercher dans Chéri BB, c’est donc celui-ci : le chiasme entre le désir d’amour universel (la célébrité pop) et la nostalgie d’un amour inconditionnel et perdu (celui de la mère). Formellement, cela se traduit par une production moderne impeccable (rythmiques qui claquent, basses rondes, claviers pointilleux, groove certain) et une nostalgie qui nimbe tout : l’electro-pop régressive 80’s à la Jacno (Rectangle-Nesquik-Tekilatex) de Nous étions heureux, l’italo-disco avec cordes Curtis sur This summer night (chanté par un Robert Wyatt angélique et lointain). La parfaite légèreté pop de cet album est contrebalancée par la morbidité de certaines thématiques : Mal de bright parle ainsi de la mort et de la maladie, dans sa dimension publique (« J’aurais voulu une belle affection, pour attirer l’attention »), comme un check-up au milieu de la vie. Entre futur inquiet, présent conscient et passé rêvé, l’album se clôt sur une chanson qui donnerait des leçons d’évanescence à Air, la bien nommée Happy in between. Heureux dans l’entre-deux, total borderline.