« Quoi ? Demi la chanson française dans Chronic’art ? » s’esbaudiront quelques obtus intégristes de la ligne Maginot indie-rock (cette ligne que l’on défend sans plus trop savoir pourquoi on la défend). Eh bien oui, une fois n’est pas coutume, la langue de Molière aura ici deux pages qui loueront ses meilleurs chevaliers galants et gentes damoiselles, champions d’un nouveau printemps de la chanson française qu’il convient de saluer. Car depuis l’école « bébête » (quoiqu’on n’ait jamais bien compris cette expression de Bayon), jamais tant beaux talents furent comptés céans (pour faire dans l’allitération médiévale) et il fallait le dire. Si Dominique A, Katerine, Murat ou même Boogaerts font la pluie et le beau temps en France depuis les années 90, une nouvelle génération éclôt aujourd’hui : des Arman Mélies, Florent Marchet, Albin de la Simone, Bastien Lallemant, Holden, Bertrand Betsch, Flop, Tante Hortense, Barbara Carlotti, Bertrand Belin, qui se réclament peut-être moins du songwriting anglo-saxon (comme Dominique A a pu citer Daniel Johnston ou Lou Barlow dans ses premières interviews) que d’un certain classicisme esthète, qui irait de Django Reinhardt (Mocke de Holden et Bertrand Belin font la pompe dans les bistrots jazz) à Bashung (associations et ellipses, mysticisme crypté), en passant par Ferré (poésie chantée), Barouh (bossa fantaisiste) ou même Trenet (lyrisme primesautier, dont on n’a jamais compris la modernité). Ce petit côté rétrograde n’est pas réac’ pour autant, puisqu’il poursuit aussi la modernisation du chant en français opérée par le grand A (placement choisi des syllabes) et prend acte de l’abolition des frontières culturelles permise par la mondialisation (les ressorts tropicalistes chez Flop, l’electro germano-chilienne chez Holden). Pas de bête patriotisme ici, pour défendre ces belles lettres, juste une impression forte, qui dépasse la méfiance devant le terroir (rien à voir avec la complaisance de pavillon de banlieue de Delerm ou les dents qui rayent le parquet de Benabar), que quelque chose, d’important, est en train de se passer.
A titre d’exemple, tout commence bien avec La Perdue de Bertrand Belin, beau disque ambigu et attentif, où le détail d’une posture révèle la morbidité d’un tableau que l’on croyait érotique (Ali et Maria), où l’on prend le temps d’être un peu en retard sur soi-même (Au coeur des astres), légèrement déphasé (« A-t-elle du vent dans les cheveux ou bien l’on avance ? »), avant un parfait midi, où « les oiseaux se sont tus que l’on n’entendait pas » (Les Oiseaux) et le renversement de nos vases dans le ciel. Belin, démiurge « odieux » qui lance ses tigres sur Le Trou dans ta poitrine, chante aussi la parfaite lumière de la rencontre amoureuse (Tes Délices) ou la perte de l’évidence naturelle qui frappe doucement l’aliéné(e). Parfois fou chantant, dans un lyrisme légèrement (ou ironiquement) désuet (Les Orchidées), Belin traverse aussi les murs du château pour visiter les fous chantés, la bien nommée La Perdue (« A vos yeux rompus à l’esquive l’on devine / Qu’on a brûlé les archives / Pourquoi mettre tous ces arbres autour de vous ? ») ou celui errant sur des chemins qui ne mènent nulle part (« Ne reconnais rien à la route/ Ne serai pas demain chez moi » sur Rien à la ville) croquant tendrement ceux qui sont allés au front, pour nous, et ne sont qu’à moitié revenus (La Tranchée) : « Je suis allé jouer dans un établissement psychiatrique en banlieue parisienne, réservé au personnel de l’éducation nationale. J’avais l’impression de pénétrer un endroit hors du monde, et finalement j’ai trouvé un endroit qui ressemblait plus au monde tel qu’il devrait être : beaucoup de considération pour les gens, beaucoup de silences aussi, qui étaient traversés par des éclairs, et cette somme de gens qui luttent pour rester en vie, qui marchent en regardant leurs pieds. J’ai eu l’impression de pénétrer un territoire très doux, où les individus sont vraiment considérés comme des individus. J’ai joué dans la cafeteria, devant un public qui compte beaucoup d’érudits, de gens à qui on ne la fait pas. Si ça ne leur plait pas, ils se lèvent et s’en vont. Ils étaient très attentifs, très calmes, et quelques patients, qui n’avaient pas dit un mot depuis quinze jours, sont venus me parler à la fin du concert… ». La Perdue évoque ainsi avec pudeur ces belles figures retirées, comme l’Emilie hantée des Zombies, chantée cette année en français par Barbara Carlotti. Carlotti partage d’ailleurs ici avec Belin une Aube posée élégiaque et solaire en même temps qu’un certain dandysme du chant, une distance aristocratique qui n’élève jamais la voix, mais appuie doucement les vocables qui touchent, font mal ou tressaillir, par une atonalité mélancolique, ou un léger fléchissement.
A cet art pointilliste de crooner esthète, Belin ajoute des oripeaux illustratifs ou évasifs qui doivent autant au rock’n’roll (C’est un virtuose de la guitare) ou au jazz (les pianos suspendus d’Olivier Daviaud) qu’à Steve Reich (le finale de Rien à la ville), Bartok ou Stravinsky. Rien à la ville a ainsi une dimension fabuleuse, inspirée de l’Histoire du soldat de Ramuz mise en musique par Stravinsky et dite par Jean Cocteau : « J’ai appelé cet album La Perdue parce qu’il y a au fil des chansons toujours quelque chose de perdu : l’enfance, la vie, l’amour, quelque soit la quête. Mais j’ai voulu le faire comme des fables. J’ai voulu esthétiser une nostalgie fantasmée, qui n’est pas la mienne forcément ». Aussi, Ali et Maria s’inspire d’un tableau d’Odilon Redon, et Le Trou dans ton coeur est une expression d’Henri Michaux, influence centrale, à côté du Locus Solus de Raymond Roussel ou de L’Inconsolé de Kazuo Ishiguro, au sein d’une érudition maîtrisée : « Je lis beaucoup de poésie, de prose poétique, et depuis longtemps Philippe Jaccottet, qui a traduit Musil, Homère, Rilke, mais qui est aussi un auteur de prose, de poésie et d’analyse poétique brillant. J’aime beaucoup son ton et sa façon de contourner ses sujets. Il a un langage qui n’est pas tellement pénétré par les terminologies urbaines contemporaines. J’aime bien sa quête, qui était un peu celle de Francis Ponge aussi, ou de Gustave Roud, le maître de Jaccottet. Ce sont des esprits qui se confrontent au monde inerte. Par arborescence, j’ai l’impression que mes chansons parlent aussi de ça : d’éprouver les limites, les limites d’être… ». Les limites d’être, chacun à sa manière essaie de les éprouver, sur un changement de ton (Carlotti), un néologisme (Arman Mélies), l’invention d’une géographie (Florent Marchet), l’art des chutes (Tante Hortense) ou des vertiges (Holden). Mais Bertrand Belin, poète vif et chanteur précis, est bien aujourd’hui le plus élégant des funambules.