Ceux qui ont écouté un jour le fabuleux Native dancer de Wayne Shorter et qui n’ont jamais réussi, et pour cause, à se débarrasser complètement la tête de l’obsédante et superbe mélodie du « Ponta De Areia » de Milton Nascimento, sentiront peut-être comme une sorte de pincement nostalgique au cœur en entendant résonner majestueusement ses premières notes dans l’ouverture de ce nouveau disque des frères Belmondo, belle comme un lever de soleil. Après avoir rendu hommage à Stevie Wonder (Wonderland) puis collaboré avec le grand Yusef Lateef (Influence, chroniqué à l’époque dans ces colonnes avec un nombre de superlatifs qu’on ne regrette pas), les Belmondo réalisent ici un autre rêve en pénétrant sur les terres de la musique brésilienne, et plus spécialement dans celles de l’un de ses plus illustres représentants modernes, Milton Nascimento : un projet mis sur pied pour le Festival de la Villette et aussitôt concrétisé dans cet album enregistré à Paris, avec André Ceccarelli (batterie), Eric Legnini (piano) et Thomas Bramerie (basse).
L’intérêt de l’entreprise tient dans le fait qu’elle s’inscrit dans la continuité des grands travaux d’arrangement dans lesquels se sont lancés depuis quelques années les Belmondo, et qui les avaient menés à la rencontre de la musique classique du vingtième siècle (son versant post-impressionniste, pour aller vite, avec une galaxie de noms qui va de Fauré à Boulanger en passant par Duruflé et Tournemire) : avec Christophe Dal Sasso, Lionel Belmondo a conçu des partitions pour ensemble élargi (flûte, hautbois, cor anglais, clarinette, basson, cor, tuba, et les cordes de l’Orchestre National d’Île-de-France dirigé par Christophe Mangou) qui font pour les thèmes de Nascimento (et les prolongements que leur donne Stéphane Belmondo au bugle) comme un écrin boisé et coloré, superbe, pour tout dire, et qui porte littéralement à sa puissance ces mélodies évidentes et dynamiques, avec en toile de fond les versions qu’avait données Wagner Tiso, le compagnon de route du chanteur, et celles de la chanteuse Elis Regina.
Signe de cette continuité : entre les chansons de Nascimento vient s’intercaler la Berceuse sur le nom de Gabriel Fauré de Ravel (où Nascimento joue de l’accordéon), sans qu’à aucune seconde l’auditeur n’ait l’impression d’une rupture. C’est dire combien est personnel et original le traitement belmondien de la musique, appropriée et magnifiée, au carrefour parfait du jazz, du Brésil et de la musique de chambre, de la musique savante et de la musique populaire (point d’équilibre si souvent cherché, si rarement atteint). Après Hymne au Soleil et Influence, voici donc le troisième très grand disque que nous envoient les Belmondo (même si c’est bien d’un disque du « duo » Belmondo-s / Nascimento qu’il s’agit, ainsi qu’en témoigne d’ailleurs le jeu graphique de la pochette qui, d’un côté, montre les Belmondo avec l’inscription « Belmondo & Milton Nascimento », de l’autre Nascimento, avec l’inscription miroir) en quelques années. Exagérerait-on beaucoup en disant de leur travail qu’il est ce qu’il y a de plus inédit, ambitieux et admirable dans le jazz français d’aujourd’hui ?