Menuhin est mort il y a peu. Il était le dédicataire de la sonate pour violon seul. Il l’a enregistrée à plusieurs reprises. Laurent Korcia n’a pas à avoir honte. Son disque est magistral. Virtuose certainement (il a gagné à peu près tout ce qu’il a passé comme concours), amoureux du violon (il s’intéresse particulièrement à la lutherie moderne, cf. entretien), enclin à interpréter les œuvres du 20e (il a participé à des créations), Korcia est un musicien qu a des choses à dire. Ecoutez tout simplement ce disque entièrement consacré à Bartok (1881-1945), qui sert au plus haut la beauté de ces œuvres.
Ici, Bartok combine de multiples influences : Debussy, Schoenberg, la musique populaire. On connaît surtout son penchant pour le folklore (hongrois, magyar, tchèque, roumain…). Mais ce qui compte, c’est justement cette fusion, ce mélange entre le « populaire » et le « savant ». L’écriture de Bartok apparaît ainsi d’une audace, d’une richesse (et d’une complexité) harmonique et rythmique absolument exceptionnelles. Les ambiguïtés tonales de la musique populaire et le dodécaphonisme se rencontrent par exemple dans la sonate pour violon et piano et donne lieu à des moments de bitonalité enivrants : il faut bien dire que Bartok a renouvelé le langage de manière inéluctable, ce qu’on lui dénie souvent au profit de Schoenberg. Son piano, qui sort tout droit de Debussy, contribue à cette sensation de magie sonore (son piano n’est pas percussif ici), magie qui ne passe par la relation piano/violon, mais bien plus du fait que chacun a un discours propre.
La sonate pour violon seul est la dernière partition capitale de Bartok pour la musique de chambre. D’une très haute virtuosité (on connaît la correspondance entre Menuhin et Bartok au moment de la composition) on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec J.S. Bach. En effet la présence d’une fugue, un mouvement Tempo di Ciaccona, l’esprit de variations baroques appellent à faire de cette sonate un hommage au maître des nombres (Bartok en était un aussi). Mais on pourrait parler aussi du néoclassicisme sous-jacent de cette œuvre, ce courant qui marqua tant les années d’avant 1945 comme pour se réfugier face au nazisme. (Bartok est alors exilé aux Etats-Unis ; il y mourra).
Korcia ne faiblit jamais. Tout dans son jeu enchante. Une technique, une qualité de son, une émotion, autant pour faire de cet enregistrement une référence. Dans la sonate avec piano, Bavouzet est d’une justesse étonnante. On connaissait ses affinités avec Bartok, mais pas à ce point. Il faut dire qu’il fallait être à la hauteur. Korcia se sert de son archet avec une souplesse et une dureté (!) très bartokienne : il combine à merveilles toutes les influences dont on a parlé. Korcia est un grand violoniste. Son disque des sonates d’Ysaye nous l’avait promis. On n’est pas déçu. Bartok s’est trouvé un nouveau défenseur. On osera même dire que Menuhin en a été un : pourquoi Korcia ne lui succéderait-il pas ?