Tout le monde attendait ce disque, des skateurs blasés passé à autre chose aux rockers se disant qu’au fond il y a des trucs pas si mal dans le rap, en passant par les rappeurs eux même, qui faisaient pourtant semblant de s’en foutre. C’est que, nés au début des années 80 sous la houlette de Rick Rubin (Def Jam), les Beastie Boys, se répandant comme des rats dans les villes du monde entier, ont ramoné sans permission les oreilles de la planète entière, rongé des câbles et établit des connexions foireuses dont les monuments Paul’s boutique et Check your head témoignent avec une classe toute débraillée. Au terme de ce parcours au cours duquel ils ont heurté -voire violé- toutes les chapelles sans adhérer à aucune, le monde entier les attendait, évidemment. Ce sixième album, dédié au pavé new-yorkais, théâtre de leurs opérations depuis vingt ans, arrive donc à point et compte les neurones restants. Il en reste six.
Non, ce n’est pas vrai. Il en reste, mais ces trois branleurs s’en servent d’une manière douteuse. Tapissant l’espace d’un hip-hop old school tempéré de traces électroniques et rock modernes, les Beastie Boys semblent exactement entre deux mondes. Enfermés dans un studio ultra-moderne, ils recherchent une fièvre du passé, se remémorant les manières avec lesquelles ils dépouillaient le monde il y a encore quelques années. MCA rallume son joint, aggravant l’étranglement spontané qui abîme sa voix tout au long de l’album et les Beastie font les Beastie Boys d’antan, Pro-Tools en prime. C’est un peu ça qui gêne. Car si l’alchimie fonctionne en ouverture sur Ch-ch-check it out, aventure punkoïde au refrain compulsif, sur The Brouhaha ou sur l’excellent Open letter to new york, leurs velléités old school se satisfont mal du traitement moderne qui y est appliqué. La old school était lourde et graveleuse lorsque Marley Marl la samplait en 8-bit. Elle se fait étroite et glaciale lorsqu’on la traite sous Pro-Tools, en dépit de la présence de Mixmaster Mike qui scie le son comme jadis et tourne d’impitoyables phases (3 the hard way, Right right now now). La fièvre resurgit alors là ou les caisses claires retardées décalquent des attitudes d’il y a quinze ans, et là ou renaît cette diction frappadingue habité par une maîtrise de la phase de base (« Your rhyme technique / Is so antique »). Puis disparaît.
Les Beastie perdent en saveur, en énergie et en crasse. Ils sont en colère, en réalité. Ils sont vieux et regardent les actualités new-yorkaises avec amertume, se repassent le film du hip-hop, s’y cherchent un autre rôle et une autre descendance que celle que l’histoire leur attribue sans rien demander. To the 5 boroughs ressemblerait presque à une tentative désespérée de tout reprendre au début, pour voir si le rap aurait pu évoluer différemment, inventer d’autres breaks et fumer d’autres vinyles. Comme s’il y avait quelque chose que les Beastie n’admettent pas. Sur la pochette, au milieu d’un New York croqué par Matteo Pencoli, se dressent deux tours qu’on croyait disparues à jamais. C’est plus beau comme ça, pense Mike D. Plus normal, plus logique, plus new-yorkais. Et puis, « C’était mieux avant », avancent la moitié des rappeurs.
Avant, les Beastie Boys étaient jeunes, ils buvaient de la bière et insultaient les filles, samplaient Hall & Oates et passaient au tribunal. Aujourd’hui, leur album installe dans votre ordinateur un exécutable maquillé sous la forme d’un driver (.exe), qui en modifie le fonctionnement pour empêcher la copie. Et cette ironie habite To the 5 boroughs, un album dressé à la gloire de Big Apple qui célèbre le temps ou les Beastie Boys se foutaient encore de tout, une époque qu’ils évoquent principalement au passé. Comme s’ils cherchaient à représenter un état qui ne leur appartient plus. Comme s’ils commentaient leur propre mort.