Il aura fallu deux ans pour que sorte le premier album d’Azealia Banks, Broke With Expensive Taste. « Ruinée, avec des goûts de luxe » : un titre qui s’explique par l’histoire picaresque de la jeune New Yorkaise. Repérée sur MySpace à l’âge de seize ans par Diplo, elle décroche un contrat avec XL Recordings et fait figure de nouvel espoir de la scène rap et R&B. De quoi prendre ses aises très rapidement. Mais le contrat est brutalement rompu. Elle noie son échec dans la drogue, se refait une santé à Montréal, et retourne dans sa ville natale avec pour objectif de s’y faire une place dans la scène underground. « Ruinée, mais avec des goûts de luxe » : c’est exactement l’état dans lequel Azealia Banks s’est trouvée pendant toute cette période, jusqu’à la sortie de son premier single, « 212 », en septembre 2011. À vingt ans, Banks se voit proposer un nouveau contrat par Interscope (Lady Gaga, Lana Del Rey, rien que cela) grâce à ce single qui ressemble moins à un ersatz de Beyoncé qu’à un gros banger électro bien salace.
Bingo, pour Azealia Banks ? Eh bien non. Rebelote. Les malentendus reprennent, et avec eux les faux départs. L’album est sans cesse repoussé, pour cause de différends artistiques. Interscope ne sait pas trop quoi faire de cet album en construction perpétuelle, Broke With Expensive Taste, qui ne correspond à aucune case préexistante. Banks se retrouve donc sans album à défendre pendant deux ans. Interscope finit par briser son contrat : le premier album de Banks sort enfin, sans promo, et uniquement en format numérique. Le voici, en intégralité :
Il faut bien qu’il y ait eu un problème. Comment expliquer cette accumulation de faux départs chez une jeune artiste promise aux sommets des charts, dès ses tout débuts ? Est-ce à mettre sur le compte (Twitter) de la jeune harpie de Harlem, qui se spécialise dans le post assassin et les accusations hystériques de plagiat, adressés au gotha de la pop US. Pharell, Diplo, Lady Gaga, tout le monde y est passé : de quoi se tirer une balle dans le pied. C’est pourtant ailleurs qu’il faut chercher. Et pourquoi pas dans cette phrase, qui ouvre « 212 » : « I could be the answer. »
La réponse à quoi ? Probablement à la question du positionnement d’une jeune artiste à qui tout promet le succès, mais qui ne veut pas prendre le même chemin que les autres. Le problème d’Azealia Banks – et ce qui fait son intérêt – se résume à son rapport à la musique mainstream. Il est intéressant de confronter le parcours de Banks à celui de Nicki Minaj, à qui on la compare souvent. Ces deux-là se connaissent bien, qui ont fréquenté la même école new yorkaise, Fiorello H. LaGuardia High School Of Music And Arts. Toutes deux sont des zélatrices de Lil Kim et de son esthétique Barbie trash (« Barbie Shit » est un titre de Banks, « It’s Barbie Bitch » une mixtape de Minaj). Toutes deux sont provocatrices, ultrasexuelles, exubérantes et ordurières. Paradoxalement, tout cela n’est pas incompatible avec la musique mainstream, qui s’accommode très bien des twerks de Cyrus, de l’étalage softporn de Rihanna et des paroles discourtoises de Nicki Minaj : « If you wasn’t so ugly, I’d put my dick in yo face / Dick in yo face, pu my dick in yo face yeah ! » (« Come On A Cone », Pink Friday – Roman Reloaded, 2012).
Ce n’est pas dans les poses, qu’il faut chercher ce qui différencie Banks de Minaj, et encore moins dans leurs paroles : « I’m a rude bitch nigga / I could bust your 8 / What are you bitch, New lunch ? / I’m a ruin you cunt », ricane Banks, dans « 212 ». La différence se trouve bien davantage dans le choix de leurs producteurs. Minaj a été portée par RedOne, Dr Luke (Pitbull, Britney Spears, Avril Laviqne, U2…), ainsi que par ses mentors Lil Wayne et Drake. Elle s’épanouit dans la pop US d’aujourd’hui, celle que pratiquent Beyoncé ou Rihanna : une pop forgée dans le RnB, le rap et l’electronica, impeccablement produite, aux mélodies interchangeables et à l’imagerie toujours plus outrancière. Une pop trash qui sent le savon, succédané de ce que faisait Madonna en son temps, cachet parental advisory faisant foi.
Banks, sans abandonner cet apparat provoc’, joue un autre jeu. À l’instar de Kanye West, que la critique porte aux nues parce qu’il sample Aphex Twin ou contracte Daft Punk, elle brouille la frontière entre musiques mainstream et underground. Et elle y parvient en piochant ses producteurs dans le vivier de la musique indépendante US et européenne. Le titre « Luxury » est ainsi produit par Machinedrum, habitué de Ninja Tunes, tandis que Lone, beatmaker anglais, fournit un sample pour « Liquorice » (présent sur l’EP 1991). Et n’oublions pas Ariel Pink, qui, selon Banks, influence le son de son album, au même titre que Rihanna (caution mainstream), Rachelle Ferrell (caution soul) et les Shins (caution indé intello).
Broke With Expensive Taste est le rejeton schizophrène de ces strange bedfellows. Comme chez M.I.A., l’album se nourrit aussi bien de hip-hop, de house, d’electro, de grime, d’EDM ou de pop… Les morceaux qui le composent, tous différents les uns des autres, sont parfois eux-mêmes de drôles de patchworks : le titre d’ouverture, « Idle Delilah », mêle rythmes caribéens, house et dubstep. « Gimme A Chance » s’ouvre sur un rap old school et se termine sur une fête latino, salsa ou merengue, chantée en espagnol par Banks elle-même. « Wallace » et ses samples saccadés font du pied à M.I.A période Diplo, et « Soda » propose une mélodie élégante et accrocheuse, sur une musique qui évoque immanquablement Technotronic. Tout cela est tellement riche et varié (incohérent diront certains) qu’on ne s’étonne pas d’entendre, en fin d’album, une version proprette du tube surf rock d’Ariel Pink, « Nude Beach A Go-Go », extrait de Pom Pom.
Au fond, cette macédoine musicale évoque surtout Janelle Monaé. Comme Monaé, Banks a l’ambition d’embrasser le plus grand nombre de genres possible, fait fi de la dichotomie entre musiques blanche et noire, straight ou queer (les deux sont gay friendly), mainstream et indie : Monaé a aussi bien collaboré avec Of Montreal qu’avec Big Boi sur son premier album. Mais si Monaé se nourrit à la source de la pop culture respectable (Metropolis de Fritz Lang, le jazz, la soul, le rock), Banks pioche ses références dans la culture underground plus récente comme dans le hip-hop et la musique de club la plus à la pointe.
« I could be the answer » : Banks constitue peut-être une réponse possible, une alternative à l’apartheid qui sépare le commercial du confidentiel. Une alternative qui n’est pas forcément nouvelle, mais qui surprend par sa radicalité.