Quand on tourne la pochette de Cartography pour consulter les titres et le personnel, on est presque surpris de constater que treize musiciens ou ensembles ont participé à l’enregistrement : c’est qu’on aurait plutôt eu tendance à classer l’album dans la rubrique « minimalisme », et qu’on n’aurait pas été tellement étonné d’apprendre que Arve Henriksen l’a conçu et produit seul du début à la fin, confectionnant dans son home-studio ses délicats paysages sonores aux allures de fresques minimales et blanches avant d’y poser sa trompette liquide et magnifique, tantôt aigrelette et tantôt moelleuse. Il faut parfois un travail fou pour donner le sentiment de la simplicité, et le labeur d’une petite armée pour celui du dépouillement. Au casting de ce deuxième album en nom propre après le très réussi Chiaroscuro sur Rune Grammofon (et après les très nombreux auxquels il a participés ces dernières années dans la sphère nordique : rien que chez ECM, avec Trygve Seim, Christian Wallumrod, Jon Balke, Arild Andersen ou Frode Haltli), on retrouve donc notamment les électroniciens Jan Bang et Erik Honoré, le batteur Audun Kleive (patriarche de cette galaxie scandinave, compagnon d’Henriksen dans Supersilent, déjà là sur Chiaroscuro, et dont on se rappelle par ailleurs le groove froid et envoûtant chez les Chasers de Terje Rypdal), l’inévitable guitariste Eivind Aarset, mais aussi, surprise, le chanteur David Sylvian, venu lire à deux reprises ses propres textes. (Henriksen et lui s’étaient déjà croisés à l’occasion, le premier participant à des projets du second, le second empruntant au premier des samples pour ses installations).
Avec son titre qui renvoie à la magie des cartes, des voyages au long cours et des faces cachées à découvrir, Cartography est, dans la continuité de Chiaroscuro mais avec plus d’ampleur sans doute, une sorte d’opéra planant et onirique dont les plages se feuillettent comme un roman-monde multimédia, avec une grande diversité d’humeurs et de ton, des ruptures, des pauses, bref, tout un matériau sonore lent mais fourmillant, qui casse la monochromie et empêche que l’attention se relâche, en dépit de la grande unité de registre de l’ensembme : voix, lectures, tourneries électroniques discrètes, événements minuscules, bruitages… On pense évidemment aux travaux du maître Jon Hassell, à qui l’univers d’Henriksen doit beaucoup, mais aussi aux jeux de différences et de répétitions d’une certaine musique minimaliste, à une version arctique de l’ambient Music for airports d’Eno ou aux délicates architectures électro-acoustiques de l’électro scandinave (Supersilent évidemment, mais aussi Skyphone). Moins chuchoté que le fragile environnement de Chiaroscuro mais toujours sur la réserve et dans les teints pâles, Cartography hypnotise de la même manière, et emmène très loin. Essayez, vous verrez.