Il y deux ans, on s’était enthousiasmés pour Artaud, premier album du contrebassiste français Vincent Artaud, pas encore la quarantaine, lauréat du concours de jazz de la Défense à la fin des années 1990 avec Boris Blanchet, Pierrick Pedron et Laurent Robin (un groupe avec lequel on lui proposera de publier immédiatement un album, opportunité qu’il préféra ne pas saisir, préparant sans doute déjà son coup), habitués des caves parisiennes rompu aux joutes bop, mais aussi fanatique absolu de Messiaen et Chostakovitch, deux compositeurs qui l’ont poussé à étudier l’orchestration aux côtés du compositeur Laurent Couson. Artaud était une sorte de synthèse de ces influences et, surtout, un dépassement : l’incroyable était que ce mélange de jazz, de musique contemporaine, de cordes debussyennes et de discrets bidouillages électro ne ressemblait à rien de connu, et posait ainsi une sorte de pierre nouvelle dans le passage très fréquenté qui relie le terrain du jazz à celui de la musique électronique. La Tour invisible se tient dans la continuité de ce petit chef-d’oeuvre inaugural : rien ne change vraiment (il reste beaucoup à explorer avant d’aller voir ailleurs), tout s’approfondit, les couleurs gagnent en diversité et en nuances, le travail sur la spatialisation donne une âme supplémentaire à l’ensemble (écoutez l’album sur une bonne chaîne ou en voiture pour en profiter à fond), le bric-à-brac renforce inexplicablement sa cohérence et son unité.
Au cœur de la nébuleuse, un septet acoustique formé d’un quatuor de vents (Frédéric Couderc, saxophone ; Julien Chirol, trombone ; Sabine Tavenard, flûte ; Thomas Savy, clarinettes), d’un violon solo (Bertrand Cervera), d’un piano (Artaud) et d’une batterie (Franck Agulhon) ; en guise de galaxie, l’électronique et les cordes. Résultat ? Aux dires du maître d’oeuvre, « un dialogue entre le créé et l’incréé, le réel et l’irréel, le conscient et l’inconscient ». A notre goût, un mélange extraordinaire et totalement original qui tient du jazz, de la musique classique du XIXe siècle (on se répète, mais il y a du Debussy dans les cordes), de la musique électro, du jazz-rock façon 70’s (on a l’impression d’entendre le groupe de Keith Tippett au début de Five, avant que tout ne s’efface dans un bain de cordes énervées par un petit bidule électronique), de la musique de film, de Ravel et de Danny Elfman, de Nils Petter Molvaer et de Joe Isaishi. Chaque thème a son caractère, l’ensemble a le sien ; on y revient toujours intrigué, certain de découvrir du neuf ici ou là. On pourrait en rajouter pendant longtemps : disons simplement que La Tour invisible confirme le petit miracle d’Artaud, et que cette musique-là, onirique, majestueuse, complexe, puissante, tient vraiment de ce qu’on a entendu de plus singulier ces derniers temps, voire ces dernières années.