Alors qu’il n’avait plus donné signe de vie depuis ses dernières escapades acid-breakbeat dans le courant des années 2000 (une série de onze EPs titrée Analord en 2005 suivie, deux ans plus tard, d’un album sous le nom The Tuss), Richard D. James est revenu sur le devant de la scène il y a quatre mois avec Syro, un album de haute volée qui, concédons-le, sentait tout de même un peu le réchauffé. Curseur bloqué sur 2004, le disque se heurtait à l’épreuve de la « civilisation connectée » et finissait par ronronner à force de virtuosité proto-jazz machinique. Le stakhanoviste du hardware, qui débite ses gymnopédies électroniques à la vitesse de l’éclair, éprouvait semble-t-il le besoin de faire table rase du passé pour repartir de plus belle à l’assaut du futur, soucieux de démontrer qu’il en avait encore sous la semelle.
A peine le temps de digérer ce Syro, blindé de sérotonine mais avare en surprises, que le gourou de la braindance remet déja le couvert. Et plutôt deux fois qu’une, comme en témoigne non seulement un nouvel EP impromptu (on y vient), mais aussi une avalanche d’inédits uploadés sur un compte Soundcloud qui n’a rien à envier à un trésor de guerre: il y dévoile la bagatelle de 160 titres, indexés et annotés un par un. Et en téléchargement gratuit, siouplaît. Comme un diable farceur sortant de sa boîte, toujours au moment où l’on s’y attend le moins, le voilà qui sème à tout vent, ouvrant grand la porte de son disque dur. De quoi causer palpitations et insomnies à sa meute de fans, rivée à la moindre flatulence du maestro comme s’il s’agissait d’un signe du Messie. Nous vous épargnerons le décortiquage de ces oldies goodies (à boire et à manger) qui ont de quoi occuper ses exégètes pendant un bon bout de temps pour nous pencher plutôt sur un nouvel EP, sorti en catimini la semaine dernière.
Pour ce disque-concept (comprendre par là, « articulé autour d’une seule et même idée »), Aphex Twin se focalise sur le processus transitif qui fait passer un matériau acoustique (essentiellement piano et batterie) dans le domaine de l’électronique. Motus en revanche sur le mode de composition et de programmation qui donne son titre au disque, séquelle hypothétique d’un Volume 1 qui a tout l’air d’un canular. Un pastiche de la collaboration entre Russell Haswell & Pain Jerk, dont il reprend plus ou moins la charte graphique minimaliste? Une riposte à l’orchestre de robots piloté par Squarepusher ? Rien n’est moins sûr, Richard James prenant toujours un malin plaisir à savonner la planche.
Ce qui captive est d’ailleurs moins sa dextérité de geekos compulsif (parions qu’il y a du MAX/MSP et du C++ sous roche) que sa façon de restructurer une source acoustique par l’entremise des machines, pour une fois au service des instruments et non l’inverse. Plus question de surenchère techniciste ou d’IDM déstructurée à tout crin: la robotique est ici belle et bien présente mais tend à s’estomper, voire s’effacer, laissant libre cours aux prises de son directe dans les entrailles d’un piano préparé, auxquelles viennent se greffer des percussions trépidantes. Moins un retour à la composition « sérieuse » qu’un nouveau terrain de jeu pour Richard « Daddy » James.
Enfant, il s’était pris de passion pour la musique en désossant le piano familial pour mieux taper sur les cordes et les marteaux que sa carcasse abritait. De ce goût ludique pour le vacarme jusqu’à la découverte de Cage, Debussy ou Satie – auxquels il peut légitimement se mesurer – , il n’y a qu’un pas qu’il s’est empressé de franchir à l’âge adulte. Pour la première fois, Aphex Twin redéploie cet univers faussement candide avec une fraîcheur et un détachement qu’on ne lui connaissait plus, comme s’il cherchait à s’extirper de la surenchère machinique pour replonger ses paluches dans une mécanique aux rouages grippés. Ce retour à l' »enfance de l’art » se jauge d’ailleurs à l’aune de sa propre paternité et l’on ne s’étonnera pas de saisir au vol des chuchotements et des voix d’enfant (le sien, à n’en pas douter).
Aussi démantibulé qu’il soit, au point de sonner comme un orchestre de gamelans monté sur ressorts, le piano est le pivot central du disque, son pouls, sa respiration (quoique souvent catarrheuse). Le mojo semble avoir repris ses droits et crevé la bulle d’isolationnisme pour s’immiscer, ni vu ni connu, dans cette poignée de morceaux où les tintements et les résonances dudit piano (et de métallophones, va savoir?) sont explorés sous toutes les coutures. AFX y reprend à son compte le « New sound of an old instrument » si cher à Moondog (et qui fit l’objet, bien des années plus tard, d’une compilation au titre presque similaire). Surprise, il ne s’y éparpille pas dans des circonvolutions superfétatoires mais va droit au but, resserrant le boulon sur des formats plus courts, voire squelettiques (certaines de ces miniatures durent à peine vingt secondes). Trente minutes, rien à jeter, un format qui lui sied à merveille.
Galvanisé par son dispositif, il se détourne ici des structures à tiroirs pour privilégier le frottement mécanique des textures, l’enchevêtrement du bois et du métal dans l’électronique, que ce soit par l’interpolation d’une syncope funk assymétrique (pas de séquenceur, mais un vrai jeu de batterie en midtempo), de martèlements de cordes, ou par des ricochets de percussions sur des entrelacs de timbres disonnants (“disk prep calrec2 barn dance [slo]”, “diskhat2”). Jamais avare en trouvailles, Aphex Twin pousse même le vice jusqu’à nous laisser le choix d’écouter le vinyle en 33 ou en 45 tours, offrant encore d’autres perspectives d’écoute.
Tortueux et claudiquant, le disque s’inscrit avec défiance dans l’héritage de l’avant-garde du XXème siècle, sans sacrifier pour autant ce groove imparable, rebondissant comme un trampoline aux ressorts rouillés (“snar 2”, “DISKPREPT4”, “hat 2b 2012b”).
On y identifie pleinement la filiation avec les orchestrations microtonales de Harry Partch (qui utilisait un instrumentarium en bois de sa fabrication, entre marimbas et gamelans) ou les automates en Mecano de Pierre Bastien, que Richard James, fan de la première heure, avait édité sur son label Rephlex.
Au delà de son indéniable maîtrise formelle, cette musique électro-acoustique (au sens littéral) innove tout en prenant ses distances avec un monde en mutation perpétuelle, où le sol semble se dérober à mesure que l’on s’avance vers le tout-connecté. Ce nouveau rapport à la « consistance du réel », se ressent à chaque instant dans ce disque, qui pourrait bien être la première étape d’une mue radicale. Exit l’electronica policée et le breakbeat à gogo, Richard James reprend une longueur d’avance et s’érige à nouveau en pionnier. A ceux qui se le figuraient déja en retraité pépouze se reposant sur ses lauriers, Aphex Twin vient remettre les pendules à l’heure: c’est toujours lui le boss.