Seuls les orchestres de l’Est savent exprimer les couleurs boisées, la sève franche qui irriguent la musique de Dvorak. Mais le travail auquel s’est livré Celibidache avec le Swedish Radio Symphony Orchestra amène les Scandinaves sur le terrain des Tchèques. Le travail du détail allié à l’extraordinaire sens de la forme qui caractérisent l’approche du chef fait sourdre de ce concerto, pourtant bien connu, une myriade d’infimes nuances restées jusqu’alors inaperçues qui renouvellent l’écoute de fond en comble. Jacqueline du Pré lui est une partenaire de poids. Son entrée péremptoire mais sans violence place immédiatement son propos à la hauteur requise. Nullement propulsée sur le devant de la scène, elle occupe toujours la place que lui accorde la musique : elle se laisse avaler par la masse des cordes ou en surgit comme venue des profondeurs, dialogue avec elle sans lui en imposer ou se fond humblement dans les pupitres.
L’art de Celibidache tient en ceci qu’il ne choisit pas entre la fusion et l’analyse, l’ensemble et le détail : il veut tout, et l’obtient. Les exigences et les sentiments les plus contradictoires sont satisfaits : les couleurs fantastiques du milieu du 1er mouvement qui, quelques années avant Russalka, accompagnent une atmosphère entre chien et loup admettent parfaitement que l’on semble y voir comme en plein jour dans une orchestration merveilleuse. Du Pré obtient alors du violoncelle ce que Callas exigeait de sa voix, qu’il frise un instant la « laideur » pour atteindre à l’exacte vérité de l’expression. Tel ce geste coulé, presque sale mais sublime, par lequel elle épouse certain arrachement aux deux tiers du mouvement. Seuls les portamentos trahissent parfois une intention pathétique superflue dans un jeu constamment racé. L’Allegro initial s’achève avec d’incroyables frottements de timbres et d’harmonie pour laisser place au duo par lequel s’ouvre l’Adagio ma non troppo central. La clarinette apparaît comme produite par le violoncelle qui s’épanouit à l’image d’une fleur : jamais on n’avait ainsi figuré, semble-t-il, le dialogue intérieur qui met en scène non pas deux protagonistes, ni même deux incarnations d’un moi divisé, mais une âme et son émanation. Les crescendos subito de Celibidache, comme ses célèbres dynamiques apparemment illimitées, lui autorisent des effets dramatiques à l’intensité peu commune. Ici, c’est une page que l’on tourne, pas moins.
La conception scrutatrice de Celibidache opère miraculeusement dans les passages rêveurs, en apparence les moins articulés d’une écriture que l’on dit molle alors, sinon confuse -ces pages incomprises qui ont cantonné tant de compositeurs étrangers aux modèles français et allemand dans les fameuses « écoles nationales » chères à nos historiens de la musique. Ses tempi jugés souvent trop lents figurent en bonne place parmi les critiques adressées par ses détracteurs (à ce propos, voir notre portrait dans Le Mag). On pourrait la retenir à l’encontre de ceux choisis pour le début de ce Finale. Bien qu’Allegro moderato, on serait tenté de le trouver moins dansant qu’on ne le souhaiterait. Or, précisément, la théorie qui sous-tend l’esthétique générale de Celibidache trouve là une illustration de son bien-fondé. Outre que le moderato est observé à la lettre -à savoir que ce n’est pas une indication de vitesse, mais de sentiment : il faut donc éprouver la retenue-, la prise en charge de tout le détail de la partition ouvre à un autre niveau : la musique ne danse pas moins qu’ailleurs, mais elle danse intérieurement. Il danse en elle. On est passé de la figuration musicale de la danse à son incarnation en musique.
Est-ce trop faire dire à Dvorak, ou bien est-ce simplement livrer enfin tout Dvorak. L’effet est extraordinaire. Il ne l’est pas moins lorsque l’on considère la succession de couleurs obtenues d’un orchestre qui n’avait que deux années d’existence. Cette ascension des trompettes, puis des cuivres où se déploie l’éventail opulent de pleins jeux d’orgues, ces chatoiements glissés derrière l’instrument soliste puis la descente du violoncelle, planant comme feuille au vent ; tout ça est d’une saisissante beauté. Le final couronne le tout d’un surprenant effet de zoom arrière qui dégage de grandioses perspectives sur l’ensemble, obtenu de nuances dynamiques d’une précision à couper le souffle. On le voit, la virtuosité de la direction n’a qu’un objectif : dégager le sens dans la forme, lier celle-ci pour l’exalter comme liberté à l’œuvre. Aventure à laquelle l’auditeur est associé, élevé dans son écoute à un rôle créateur. Que le concerto de Dvorak -encore cantonné dans le rôle de grand compositeur d’un petit pays- en soit l’occasion dit assez la valeur d’une telle leçon.
Jacqueline du Pré (violoncelle), Swedish Radio Symphony Orchestra, dir. Sergiu Celibidache.
Enregistrement public au Konserthus de Stockholm, en novembre 1967.