Un Orient indéfini prête son cadre à la rencontre de trois instruments complémentaires. Oud et percussions -bendir, darbouka- réfèrent certes à une géographie précise ; mais la clarinette qui se tient à mi-chemin entre les traditions des Balkans et un traitement plus moyen-oriental (Erköse est turc), voire indien lorsque, par ses glissandi, elle évoque la flûte bansouri, élargit le rapport circonscrit d’une mémoire et d’une terre à l’espace illimité du royaume des songes. Comme dans les déserts où la ligne d’horizon, toujours tremblante, s’évapore dans le ciel, l’haleine chaude, la douceur boisée, l’ample vibrato de l’instrument enveloppent l’auditeur d’une torpeur qui a bientôt raison de toute approche analytique. Le pari fait de l’envoûtement porte à une écoute nonchalante qui se laisserait submerger d’images et de parfums pour ne demander qu’à s’offrir aux clichés d’une poétique vague mêlant rudesse et préciosité. Une même ambivalence traverse la résonance des cordes, la frappe des peaux et le souffle exhalé. La limite s’estompe entre caresse et pincement, les sonorités s’épaulent mais les attaques peuvent se contredire, fugitivement. Le climat général, proche de l’alanguissement n’est pas démenti par de soudains emportements dont la fonction demeure ornementale. Ce qu’il y a d’abandon, de repliement parfois sur les abîmes de la méditation lorsque l’oud soliloque, n’aborde jamais les zones dangereuses d’une vraie douleur, toujours certain hédonisme vole au secours d’une âme à la dérive et la saisit sur sa pente pour la mettre sur le chemin d’une nostalgie plus aimable.
S’il est des mélodies faciles aux contours simples (Astrakan café), d’autres se lacent et se délacent sans se fixer, au gré d’équilibres subtils et transitoires (Hijaz pechref). Selon qu’on épousera le flottement des durées, la retenue nocturne, le versant fantasmatique et sa chaîne d’associations infinie ou qu’on exigera au moins de loin en loin la morsure d’un angle vif, cette même musique prendra le goût du miel ou celui d’un agréable sédatif. Verveine ou thé à la menthe, chacun doit savoir ce que son corps réclame. Mais les indécis trouveront aussi leur compte.
Anouar Brahem (oud), Barbaros Erköse (clarinette), Lassad Hosni (bendir, darbouka).