Le rap est un exercice intime mais les rappeurs évitent l’intime. Il s’agit de ne pas perdre la face, « tes faiblesses en vitrine feront le bonheur de tes ennemis », rappe l’autre. Alors on emploie des mots-valises, « niclapolice, létanouvol, batardeflic », qui évitent toute prise de position, mais aussi toute aspérité. Des mots clichés dont seul l’ordre varie d’un disque à l’autre et qui font que plus rien ne flotte dans ce rap que ce qui sert à l’enfermer dans une bulle. A la colère fondatrice, on a alors préféré la forme, le flow, élément dont l’absence décrédibilise d’emblée tout Mc, qui décrédibilise Mc Jean Gab’1 en dépit du contenu de son album (Ma vie). Le flow et les diamants, la technique et le prix, sont aujourd’hui plus importants. Alors le rap, ouais, on connaît, c’est la musique des jeunes des cités, celle du « malaise des banlieues » (tiens, encore un autre mot valise, un qui résume tout et sert de titre au Nouvel Obs). Le rap est devenu un cliché, un paradigme simple et traité comme tel par les médias, même spécialisés. Qui a le meilleur flow ? Et les informations sont désormais d’ordre « people ». Qui a produit ? Qui est en featuring ? Booba, êtes-vous riche ? Akhenaton, vous rêvez d’éclater un type des Assedic, c’est très drôle, mais vous êtes plein de fric, non ? Alors le rap, ouais, on connaît. Affaire classée.
Seulement, face à cette masse indifférenciée de paroles souvent bêtasses, Ali, ex-compère de Booba au sein de Lunatic, fait office d’ovni, à tel point qu’il déstabilise même la presse spécialisée qui préfère l’éviter. Peut-être est-ce parce que, contrairement à Booba qui jure d’amasser les euros, Ali refuse de jouer. Il n’y a pas de rap game ici. Pas d’esbroufe, pas de jeux de mots, de phases, de beats funky ni de champagne. Tout est sec. Ce jeune rappeur qui se fout du nombre de ses ventes rappe par nécessité et ne se laissera jamais happer par ce système, protégé par une morale austère traversée de références à Jésus, Mahomet et Moïse qui le font tenir droit face aux futilités qui occupent les frères. Chaos & harmonie est un disque dur, rêche, aride jusque dans ses harmonies mises en scène par Géraldo et Fred Dudouet et qui accompagnent somptueusement ce chemin de croix dans lequel le mot prend forcément le dessus. Et ce mot compte triple. Car le rap d’Ali n’est pas le moteur d’une ascension sociale fantasmée par un millier de b-boys. Il est le testament d’une jeunesse à l’agonie, le vrai, celui qui sort des clichés pour tirer sur le pouvoir autant que sur ses frères qui se perdent sur le même chemin (« Golden boy », dans lequel on ne peut s’empêcher de voir des références à la trajectoire de Booba). Appuyé sur des références historiques et littéraires précises, citations du Coran ou de la Bible et sur quelques dérapages obscurs (« Eminem = Elvis » ?), Ali le sentencieux parle des hommes, du monde, de ségrégation, de punition, des « diamants de l’apartheid » qui plombent le cou des b-boys modernes, d’Israël et de la Palestine sur le monument « La vérité reste la vérité ». Et de cette France qui n’a voulu ni de ses parents ni de lui sur : « Méprisé alors que je n’étais même pas né, ma présence a les colonies pour cause, pour effet la pression dans le son, sans agression dans le ton car la paix est préservée dans le fond ». Voilà la raison d’être de ce disque. Des assertions, des sensations sur une feuille, une sémantique brillante qui retourne de vieilles questions. Pourquoi des gens comme Ali, qui sont nés à Paris, n’arrivent pas à s’intégrer dans ce pays des Droits de L’Homme ? « J’ai Paris la capitale pour lieu de naissance, mais je reste étranger à la France, ma présence fait positiver la discrimination. Ma Nation n’a pas la passion du crime. Primo les parents quittent l’Afrique pour trimer déprime, quand deuzio leurs enfants, privés d’estime, passent de l’échec scolaire aux langages des gangs organisés à l’exemple d’un système solaire… Avenue Volonté, dictée, avant le big-bang. J’ai ouvert les yeux quant à mon sort. Mes écrits évoquent l’esprit et la chair? Mais trop de mes pairs, ne désirent que la dernière comme Casanova. Rien de nouveau sous le soleil, les hommes se tuent à tout va. (…). Mon soi-disant pote m’a trahi. Mon soi-disant pays m’a haïs. J’entends mon Oraison Funèbre… ».
Il n’y a que des mots arides et Ali se fout qu’il fasse beau, que son rap soit beau. Chaos & harmonie n’est pas une fête. Ce n’est pas un album sexy avec un single pour l’été. C’est la vie, telle qu’elle est. La vie de 10 millions de français qu’on veut nettoyer au Kärcher. Face à l’esbroufe du rap français et aux discours politiques creux qui feignent de lui répondre, c’est un disque majeur. Rarement le ton a été aussi féroce, sans jamais tomber dans l’insulte, l’emphase, l’exagération. Ali ne hurle pas, ne jure pas et sa rage est plus noble parce qu’il évite ce genre de codes. Il ne reste ici que le mot, aride, et sa puissance évocatrice. Equilibré entre clair et obscur, l’album d’Ali a trouvé son public dans l’underground malgré le silence médiatique. Mais il serait heureux qu’un certain nombre de français l’écoutent, que des journalistes en parlent. Car ce disque est aussi destiné aux gens qui pensent que Roi Heenok est drôle, que Madlib est un petit génie comique. Destiné à cette triste époque qui tourne tout en dérision, ou des journalistes écrivent que le rap, c’est cool, que ces poètes du bitume qui posent avec Jack Lang, ben c’est chouette, que ça leur donne de l’espoir à nos jeunes si malheureux. Et puis c’est de la belle « littérature de rue ». Mais Ali est au-dessus de la mêlée. Et les rappeurs de sont pas des gens cools. Ils ne rappent pas par amour des mots mais parce qu’ils explosent. Cette musique est le cri d’une jeunesse fanée qui moisit au milieu d’un carrefour. Une jeunesse qui siffle la marseillaise parce que la marseillaise la siffle et qui ne vote pas parce que ses parents crament dans les immeubles insalubres. Et comment voulez-vous qu’il en soit autrement ? La raison d’être de toute cette merde n’est qu’un drame. Le rap est une déflagration née du mépris et n’a pas fini d’exploser. J’en place une pour Dominique de Villepin. C’est les Hauts-de-Seine sur l’instru.