Consacré « label hip-hop du renouveau » par la presse des quatre coins de la hype, façon Rawkus en son temps, le label de El-P (dont l’album Fantastic damage vieillit bien, surtout en version instrumentale) continue son « archétype de chemin », grillant dangereusement les étapes (voir RJD2 et son désolant Dead ringer), posant les jalons d’un rap escarpé et numérique, parsemé de commodités, de raccourcis qui ont malheureusement pris le pas sur de longues autoroutes complexes, émérites (The Cold vein de Cannibal Ox, pour exemple), qu’on aimait parcourir il y a quelque temps les feux éteints. Les temps changent vite. Trop de sorties peut-être, trop de boulot pour un El-P à l’emploi du temps surchargé. El-Producto qui raconte d’ailleurs ici son parcours sur le drôlement nommé We’re famous, sorte d’élucubration egotrip de son propre miroir, telle une rallonge en panne de conceptions et de connexions fraîches… Un morceau placé en plein milieu de l’album, une identité nombriliste qui se pose trop de questions. Aesop équilibre heureusement la moitié de cette tranche narcissique, en volant au-dessus de la tête de l’ex-Company Flow.
Il va sans dire que le jeune Aesop est un Mc de haut calibre. Il n’y a rien à dire la-dessus. Il se déplace toujours aussi bien sur les basslines (l’ouverture altruiste avec le toast surchauffé Bazooka tooth, cassé remarquablement à l’enclume sur la fin), chavire aisément entre les beats (Easy et ses jeux de guitares entrelacées avec des crachins de synthés mélodieusement biffés). Ce qui frappe le plus chez l’auteur de Float, c’est qu’on sent dans sa voix une tristesse sous-jacente, un milliard d’histoires jamais résolues (Super fluke). Malgré cela, on peine ici à le suivre sur cet album longuet, qui tire des cordelettes trop souvent gâtées par la facilité (Cook it up featuring PFAC). Aesop a fourni une grande majorité des prods de Bazooka tooth, ceci expliquant peut-être cela… Il insère ici pourtant de superbes passages, des tracks bien calibrés, qui rappelle la « bonne époque ». Comme avec N.Y electric, petit obus qui permet au Mc / producteur de déployer ses ailerons terminologiques, ou sur Mars attacks, qui finit cet opus sur de belles notes tourmentées. Rock s’y dresse de façon admirable, sur un instru épuré et une ligne de basse efficace, qui se laisse fracturer par un déroulement de samples brusqués, repartant drôlement sur une rythmique qui s’humecte d’étoffes synthétiques. Bourré de tonalités raboteuses et de d’esquisses mélodiques superposées un peu trop fournies, Bazooka tooth ne prend pas vraiment l’auditeur à la gorge de la meilleure façon qu’il soit. Il étouffe plus souvent par son manque de douceur, et ses avalanches de productions jumelles.
Pour les possesseurs du sublime Float du sieur Aesop, ceux qui ont découvert l’homme avec Music for earthworms ou Appleseed, ceux qui ont été désappointés par Labor days : souriez, vous êtes rares… Et rangez votre sourire pour la sortie de Bazooka tooth car vous risquez de vous fracasser les dents en croquant la galette. Par contre, pour ceux qui découvrent le label Def Jux (oui, vous, souriez, vous aimez le rap désormais), et qui n’ont jamais entendu parler d’Aesop Rock : vous allez en prendre plein l’estomac et vous nourrir décemment. Cet album est pour vous. Le dernier disque de ce personnage important du nouveau « rap game indépendant » est un fruit bizarroïde, constamment en forme louche. Lorsqu’on pense l’apprécier, il se gorge de demi-teintes qui gouttent mal, se dénature comme un arc-en-ciel albinos. Où va donc Def Jux ? Dans le cul d’un Cheval de Troie mal alimenté ?