Le siècle précédent fut celui du désespoir. Celui-ci ne se présente guère mieux. Ce désespoir sera plus diffus sans doute, surtout si l’on songe au peu de tragique qui en fin de compte anime nos vies. A l’orée du bois, quelques jeunes gens sensés, ne baignant pas dans l’abstraction, et pas forcément en accord avec leur temps, veillent. Et nous rappellent que par le biais du langage dominant -publicitaire, médiatique, monde du travail-, c’est bien la mort qui est à l’œuvre. Les sociologues ont beau nous livrer des containers entiers d’analyses sur le labeur contemporain, rien n’y fait. Tout cela reste indigeste. Il est dur de plonger au cœur de l’anodin et d’en retirer du sens. Sempé, par exemple, nous en dit plus en une planche (je n’exagère jamais) sur notre condition que l’immense majorité des traités publiés sur la question.
La satire se prête aussi élégamment à ce genre d’exercice. Yves Pagès en a pris son parti. Il a saisi en plein vol des faits subis par ces « petites natures mortes » (ne cherchez pas plus loin, c’est nous !) et balade sa plume-stylet sur le corps malade de notre société, autopsiant notre réalité comme on pratique une intervention à cœur ouvert. Celle des boulots sans lendemains, de la précarité généralisée, et autant de pseudo raisons sociales inventées pour régir notre quotidien -et y arrivant plutôt bien en nous neutralisant, parfois. Au cœur du dispositif d’Yves Pagès : des hommes, des femmes. Chacun d’eux vit une situation paradoxale et paroxystique causée par son travail. Un moment d’éveil, une confrontation tournant court, des accidents de langage, etc. Soit autant de raisons délirantes ou insolites glissées dans des conditions qui le sont si peu.
Le tout constitue vingt-quatre courts récits en prise directe avec le vivant, ou ce qu’il en reste. En France, il n’a pas paru beaucoup de livres de cette ampleur ces derniers temps. Les véritables particules élémentaires, ce sont celles-là. La vie innommable continue, d’accord. Il faut savoir désespérer jusqu’au bout. Pourquoi pas. En compagnie des hommes, ce serait pas mal. Avec à portée de mains ce type de bréviaire, c’est encore mieux.