Voici un roman différent de ceux auxquels Yôko Ogawa nous a habitués. Si La Formule préférée du professeur explore bien des domaines singuliers (le contraire chez Ogawa serait anormal), on n’y trouve pas cet aspect mortifère qui d’ordinaire glace ses pages. Bien présents par contre, les thèmes du souvenir et de l’oubli sont particulièrement mis en avant. Monsieur le professeur, en effet, ne se souvient plus de rien : sa mémoire, suite à un accident de voiture, ne dure que 80 minutes. Et la femme qui vient chaque jour chez lui faire son ménage et prendre soin de lui est quotidiennement une étrangère à réapprivoiser. Malgré son handicap, il est drôle et attachant, monsieur le professeur, avec sa passion pour le base-ball et les joueurs d’il y a vingt ans, avant l’accident, avec ses costumes défraîchis et déformés, avec les notes et post-it qu’il accroche partout, à toutes ses poches, sur toutes ses coutures, colonisant le moindre espace pour rassembler au fond de son esprit ce qui peut encore l’être. Malgré la difficulté, l’aide-ménagère apprivoise lentement ce curieux malade. Grâce à la magie des mathématiques, des chiffres et des nombres premiers, grâce aussi à son fils, affectueusement surnommé « racine » (carrée), qui replonge le professeurs dans un rapport d’émerveillement par rapport à l’enfance, elle parvient à se glisser dans la vie de cet homme qui exerce sur elle un étrange mélange : admiration, affection, attachement mêlés. Derrière ces trois personnages qui évoluent en un étrange ballet s’élève la figure sombre de « la veuve » qui vit de l’autre côté du jardin et emploie elle aussi l’aide-ménagère, veillant avec une incroyable rigidité sur un monde qui pour elle aussi s’est effondré à cause d’un banal accident.
Si dans ce texte l’atmosphère se fait peut-être un peu plus légère que dans d’autres récits d’Ogawa, elle n’en est certainement pas moins mélancolique ; c’est comme si l’auteur faisait le choix de nous faire pénétrer son monde par une autre porte que celle qu’elle entrouvre d’habitude. On avance, peu à peu. Amours en marge plongeait le lecteur dans le silence, on se confronte ici à l’absence totale des repères du souvenir ; la thématique habituelle des collections ressurgit au fond d’une boîte à gâteaux dans laquelle s’entassent les cartes-figures des grands du base-ball japonais ; d’autres secrets, plus lourds, demeurent étouffés par le temps et l’oubli. Rappelons enfin ce que dit Ogawa : « La mémoire est le conte relatif à la vie quotidienne. Personne ne se souvient de la réalité telle qu’elle est. On ne retient que ce que l’on a transformé en histoire à sa manière, et on reconstruit inconsciemment son expérience en donnant de l’importance à certaines choses et en en supprimant d’autres. Sans doute que sans ce travail inconscient, aucun être humain ne pourrait surmonter ses expériences douloureuses ». Ici, les autres content des histoires, la mémoire se recrée, le quotidien se transforme en permanence ; la reconstruction du monde est le moyen de survivre.