La littérature entre dans un nouvel âge, ou plutôt devrait-on dire qu’elle retombe en enfance. Les adultes lisent avec fascination, dans une stupeur boulimique, les frasques de l’impubère Potter, inoffensif apprenti sorcier doté de lunettes, lui-même produit de l’imagination d’une britannique bonne sous tous rapports, donc inoffensive. Les adultes de la classe moyenne occidentale sont de plus en plus gourmands de ces nouveaux contes hybrides qui ont pour eux l’argument de la facilité. Ceux-ci ne vont pas chercher le sens dans les espaces inexplorés de l’écriture et, s’ils fouillent parfois dans les coins sombres, ils mettent rarement le nez dans l’incorrect, le vil ou le vulgaire, se nourrissant de peurs enfantines, exaltant l’exploit et la famille et régurgitant le tout par le biais d’une histoire à rebondissements, leçon de morale en prime. Tout le monde est content : l’auteur a fait sa bonne action, le lecteur échappe à son « quotidien morose » et les jurés des prix littéraires peuvent récompenser une oeuvre « originale et inclassable ». Disons-le d’emblée : L’Histoire de Pi, troisième livre du canadien Yann Martel, lauréat du Man Booker Prize (et déjà vendu à 4 millions d’exemplaires), est une amusante lecture mais qui, une fois l’intrigue écartée, laisse sur sa faim. Ce roman de plus de 300 pages, multiconfessionnel et simpliste, fera sans doute grimacer les lecteurs inquiets des reculs de la laïcité. Récit bavard criblé de curieuses idées sur la survie, la peur et les beautés de la foi, L’Histoire de Pi appartient bel et bien au nouvel âge de l’innocence du roman anglo-saxon. Touchant, certes, mais plombé par les longueurs, il célèbre l’invention tout en assénant, page après page, les préceptes d’une morale somme toute très classique.
C’est l’histoire du jeune Piscine Molitor Patel, alias Pi Patel, fils bienheureux du non moins bienheureux propriétaire du zoo de Pondichéry, au sud de l’Inde, dans les années 1960. L’explication abracadabrante du nom sus dévoilé, qui n’a d’ailleurs pas grand chose à voir avec le reste du livre, occupe plusieurs chapitres et trahit le penchant de Martel pour le superflu. Pi grandit donc auprès des animaux, et le roman est de fait émaillé d’une pléthore de références zoologiques teintées d’anthropomorphisme qui sont pour partie responsables, semble-t-il, de son succès auprès du public anglo-saxon. Un jour, le jeune Pi Patel a une révélation: « J’avais quatorze ans -j’étais un hindou heureux- quand j’ai rencontré Jésus Christ pendant les vacances ». Christianisme, Islam, hindouisme, Pi Patel se met soudain à embrasser tout ce qui lui passe sous la main en matière de religion, provoquant les railleries de son frère et le scepticisme de ses parents. Le préambule se poursuit sur une centaine de pages pour démontrer, avec un didactisme implacable, qu’ en cas de pépin il vaut mieux avoir Dieu de son côté, de préférence en plusieurs versions. Bien sûr, les pépins ne manquent pas de se produire : « Le cargo a coulé. Il a fait un bruit comme un monstrueux rot métallique. Des choses sont montées à la surface, puis elles ont disparu. Tout tempêtait : la mer, le vent, mon coeur ».
Dévoiler au lecteur les modalités pratiques de l’épreuve que traverse alors Pi Patel serait vendre la mèche d’une histoire qui prétend, dès son prologue, « vous faire croire en Dieu ». L’Histoire de Pi, variation sur les thèmes croisés de Robinson Crusoë (l’agnostique) et de Noé (le croyant), contient il est vrai quelques pages d’un graphisme saisissant. C’est un gentil plaidoyer pour le règne animal, sa beauté et sa cruauté, une ode un peu fourre-tout à l’immensité des mers et de l’imagination. Un roman-conte donc, pas désagréable, mais qui ressemble parfois un peu trop à un manuel de survie en mer pour témoins de Jéhovah.