Depuis 2004, date de la parution de La Famille royale en France, William T. Vollmann ne cesse de forcer l’admiration. Il est devenu, pour beaucoup de lecteurs qui croient en une certaine littérature américaine, dense, sérieuse, passionnée, un passage obligé. L’expression d’une conscience, torturée mais jamais absconse, de l’Amérique.
Des Fusils, unique volet publié en français de sa série des Seven dreams sur l’Amérique précoloniale, à La Famille royale, son ode aux putes et à la culpabilité, en passant par l’immense Central Europe et Pourquoi êtes vous pauvre ?, essai de trublion errant dans les bidonvilles du monde, sans compter tout le corpus non encore traduit (Imperial, The Atlas, Riding towards everywhere, An Afghanistan picture show, ou son premier roman You bright and risen angels pour n’en citer que quelques-uns ), William T. Vollmann produit sans trembler, par absolu besoin d’écrire et par enthousiasme et compassion pour un monde qui mobilise sa curiosité d’écrivain, insatiable, et son sens aigu de l’observation des hommes, visible jusque dans ses planches d’artiste et sa gigantesque collection de photographies. Plusieurs fois repoussée, la parution du Livre des violences est plus qu’un événement. Ersatz d’un ouvrage encyclopédie de plus de 3 000 pages mûri pendant vingt ans et publié en 2004 par Mc Sweeney’s aux Etats Unis, c’est un livre qui ne correspond à aucun canon, un aboutissement, une oeuvre qui comble un vide, envers et contre tout.
Le Livre des violences est un peu la colonne vertébrale de l’œuvre de l’écrivain. Un essai foisonnant qui se situe à la frontière entre reportage et réflexion assidue sur l’état du monde, doublés d’un intérêt aussi profond que respectueux pour les hommes et leur douleur : « Les atrocités ne laissent que des blessures, et une blessure est une cavité, une vacuité, » écrit-il. Vollmann enregistre les faits, les témoignages de violence et de non-violence, tente de comprendre Ghandi, Cortes, Lincoln, les « manifestants anti-nucléaires de Seabrook », Hitler ou encore ces « soldats français dans une tranchée boueuse, nettoyant leur mitrailleuse de la manufacture de Saint-Etienne (…) avec toute la diligence voulue, pour qu’elle luise plus qu’eux » et soit « prête à cracher la mort à travers l’horizon ».
Expérience de première main et investigation irriguent chacune des entreprises de William Vollmann, souvent étayées par un vaste appareil de notes qui, dans Le Livre des violences, a été sacrifié. Comme pour cet autre livre au long cours, Imperial – que Vollmann a publié en juillet dernier après dix ans d’exploration d’Imperial County, région frontière entre la Californie et le nord du Mexique – ces essais s’inscrivent dans la tradition (revendiquée) du journalisme américain à visage humain (celui de James Agee par exemple) et du roman social (John Steinbeck).Il y a, enfin, quelque chose de la verve de Henry David Thoreau chez Vollmann, auteur contemplatif, mais aussi homme d’action qui veut changer le cours de choses et faire œuvre de justice.
Cette préoccupation de justice est au centre du Livre des violences, où Volmann présente un « Calcul moral » permettant de cartographier, hors de tout affect et avec force exemples tirés de l’histoire de l’humanité, la légitimité du recours à la violence. Pour Vollmann, la violence est inévitable. Le Calcul moral permet simplement d’ausculter ce mode opératoire de l’être humain, et dans certains cas le condamner ou, au contraire, le justifier. « Lincoln ne fut jamais despote, bien que parfois la guerre ait exigé de lui qu’il agisse despotiquement. Entre le peuple et lui il existait une certaine estime, mutuelle, voire de l’amour. Peut-être cela est-ce la meilleur justification de l’autodéfense de l’autorité ».
Les influences littéraires de Vollmann, ceci dit, dépassent largement le cadre historique et, comme le prouve ce Livre des violences, elles l’orientent parfois résolument vers le domaine fictionnel. Comme lorsqu’il imagine les vies vouées à se croiser de ce paysan russe démuni se nourrissant de glaise, et de cette aristocrate, belle et attentive au sort des plus pauvres, et qui par-dessus tout souhaite le bien de son pays. Ce passage, loin de relever du fantasme est, jusqu’à son dénouement fatal, révélateur d’une maîtrise et d’une clairvoyance exemplaire. D’une méthode sans doute, mais aussi d’une certaine forme de grâce – pour la raison à la fois simple et certaine qu’il ne s’agit ici que d’une fiction. Dans ce passage, comme ailleurs dans cet immense livre aussi imparfait que peut l’être l’esprit humain, Vollmann propose une démonstration magnifique, prégnante et irréfutable du pouvoir de l’écriture.