Dès les premières pages de Shangaï baby, on s’étonne que ce roman ait été saisi, interdit et pilonné en Chine. Fluide et énergique, il est en effet au confluent des genres chéris par l’Asie : poésie, roman érotique et même, par moments, sagesse populaire. Il retrace la jeunesse d’une romancière pétillante, amoureuse de sa ville incandescente et des rencontres excitantes qu’elle y fait. En s’y penchant de plus près, il n’est pas difficile de deviner les motifs de cette censure dans un pays encore communiste. Coco, l’héroïne de ce roman « semi-autobiographique », cherche avant tout à se démarquer, à attirer l’attention des autres et à s’ »élever dans le ciel de la ville en pétaradant comme un bouquet de feux d’artifice », quand il s’agirait de disparaître dans un moule plutôt gris et uniforme. Elle revendique le droit de dire et de vivre ce qu’elle veut, ne se prive d’aucun plaisir et laisse libre cours à ses penchants érotiques. Elle partage son corps entre l’élu de son cœur Tiantian et Mark l’amant berlinois. Le premier, impuissant et tourmenté, passe d’un centre de sexothérapie à une cure de désintoxication. Le second, nettement plus viril et séducteur, assouvit ses désirs physiques. Elle n’hésite pas à évoquer, à grand renfort de métaphores lyriques, les nombreuses situations qui la font mouiller, histoire de heurter les esprits bien pensants. Au passage, elle narre une expérience lesbienne, qui n’a probablement pas manqué, elle non plus, de troubler les membres du parti.
Hors de l’Empire du milieu, ce premier roman reçoit un accueil plus favorable, surtout que la Chine est « à la mode », et qu’il a tout pour plaire. En effet, Shangaï baby semble inspiré par les modes de vie et les référents de la civilisation occidentale, comme l’attestent d’ailleurs les citations en épigraphe d’auteurs américains, anglais et français (la Marguerite Duras de L’Amant notamment) ainsi que les allusions aux chanteurs pop américains. L’héroïne, Ni Ke, s’attribue même le surnom de Coco en hommage à Coco Chanel. Et, malgré sa conscience d’être contaminée par certains travers de la civilisation moderne (« la drogue, le sexe, l’argent, l’angoisse, les psy, le goût pour la gloriole, la dérive des êtres et tutti quanti »), elle se prête pourtant volontiers à son jeu. Elle prône sans détours le culte du corps, une certaine « glamour attitude » et surtout le narcissisme dans ses formes les plus abouties. Son roman n’est autre qu’un miroir qui la déforme à son avantage, lui permettant ainsi de briller. Elle avoue même tomber amoureuse du « Je » de son roman, au point de se pardonner des actions que l’on pourrait juger immorales. Elle justifie ses infidélités inavouées et s’adonne sans complexes aux tentations charnelles sous couvert de liberté de pensée et ce, quel que soit le prix à payer.
Que de revendications, en somme, dans ce roman assez prétentieux qui recèle pourtant quelques passages magnifiques. Il s’avère aussi difficile à cerner que son auteur, une femme flamboyante et fière, qui reconnaît avoir du mal à se dissimuler derrière ses mots, et dont l’interrogation ultime n’est cependant autre que « qui suis-je ? ».