Les éditions Arts et esthétique, qui se proposent de « remettre en circulation des textes courts qui éclairent des productions artistiques passées et présentes sans distinction de genre », ont eu l’excellente idée de rééditer dans une nouvelle traduction de Christophe Jouanlanne le petit essai de Benjamin si commenté mais à coup sûr peu lu : L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique.
Ecrit en 1936, quatre ans avant qu’il ne se suicide à la frontière franco-espagnole pour échapper à la Gestapo, ce texte d’un marxiste critique, souvent classé parmi les penseurs de l’Ecole de Francfort, est un essai esthétique et politique qui établit le lien entre la production économique et la création artistique. Ces deux termes étant inséparables à une époque qui voit le fascisme esthétiser la politique. Livre de combat, il pêche par un optimisme en ce qui concerne l’Union soviétique en plein stalinisme, mais les analyses ici produites dépassent de beaucoup leur cadre historique.
Proposant une étude historique de la crise de l’art, Benjamin constate que l’ici et maintenant de l’original constituent le concept de son authenticité et que la photographie fait dépérir l’aura de l’œuvre définie comme son unicité. Le cinéma est l’agent le plus puissant de cette crise et de ce renouveau dont on ne peut penser la signification sociale sans prendre en compte qu’il participe à la liquidation de la tradition dans la culture. Il constate que si l’aura de l’œuvre d’art ne se détache jamais de sa fonction rituelle, même à la Renaissance qui célébra le culte profane de la beauté, cette période touche à sa fin. Les développements ultérieurs de l’art lui donneront entièrement raison.
Son analyse de la théorie de l’art pour l’art comme théologie de l’art en réaction à la crise créée par la photographie reste d’une finesse inégalée. On pense à Warhol quand Benjamin explique que « l’œuvre d’art reproduite devient de manière croissante la reproduction d’une œuvre d’art conçue pour la reproductibilité ». On trouve aussi des remarques très pertinentes sur le cinéma qui « révèle des aspects inconnus du monde comme la psychanalyse l’a fait pour l’inconscient ». Ou sur l’interpénétration de l’art et de la science rendue à nouveau possible par le cinéma.
Deux courts textes accompagnent cet essai : Du Nouveau sur les fleurs, de 1928, et surtout Peinture et Photographie (traduit par Marc B. de Launay), de 1936, où Benjamin stigmatise la critique d’art comme n’étant plus au service du public mais du commerce. Il y montre que la photographie en reproduisant l’œuvre d’art a accéléré sa transformation en marchandise. On y trouve également de très belles pages dans lesquelles Courbet est présenté comme le dernier à tenter de dépasser la photo, après quoi l’impressionnisme se dérobera à cette concurrence et ouvrira la porte à l’abstraction.
Hervé Dubourjal