« L’image dialectique est une image fulgurante. C’est donc comme image fulgurante dans le Maintenant de la connaissabilité qu’il faut retenir l’Autrefois. Le sauvetage qui est accompli de cette façon -et uniquement de cette façon- ne peut jamais s’accomplir qu’avec ce qui sera perdu sans espoir de salut à la seconde qui suit. » (Paris capitale du XIXe siècle. Le livre des passages / Walter Benjamin). Sa réflexion, dans l’image, des rapports de notre Maintenant avec l’Autrefois, est ici imprégnée de « la signification du temps dans l’univers moral » et de la perception anachronique de l’histoire, comme mécanisme de rupture continu, entre « rédemption et révolution »….
Exclusivement constituée de courts essais, de lettres et d’une série d’écrits parus dans différents journaux (cf. Je déballe ma bibliothèque), Images de pensée sont des histoires, ou plutôt des tranches significatives d’une vie, que Walter Benjamin confie d’une sérénité désespérée, telles des billets d’humeur. Il y inscrit les fragments de son existence agitée et de sa symptomatique solitude. En effet, ces bribes d’écriture déclinent les préoccupations métaphysiques d’un Benjamin épris de littérature et de modernité, dont les influences intellectuelles principales sont Goethe, Hölderlin, Kant, et Schlegel, mais également Aragon et Breton.
Il existe chez ce philosophe une tension entre le texte idiomatique et son contexte historique mais également culturel. Le va-et-vient entre la lucidité historique (problématique de l’esprit de consommation et de l’idéologie communautaire) et la démystification culturelle (reproductibilité technique de l’œuvre d’art) sera permanent.
L’autre thème cher à Benjamin est la poétique de la ville aux charmes surréalistes. « Pour le flâneur, la ville -fût-elle celle où il est né, comme Baudelaire- n’est plus le pays natal. Elle représente pour lui une scène de spectacle. » Revenu à Berlin, Benjamin s’exile aussitôt à Weimar, va se perdre à Naples, s’oublie dans les plaisirs de Marseille « denture jaune de loup de mer la gueule ouverte », invoqua le « désir nostalgique de Moscou », se réfugie à Ibiza. Quant à Paris… La tradition littéraire qui hante les quais de Paris, les ombres de Hugo, de Baudelaire, accompagnent celui qui s’y abandonne dans sa flânerie entre le Paris des livres et celui dont il s’empare, entre ce qui est et ce qui a disparu. C’est une écriture de ces passages parisiens dont Walter Benjamin a saisi toute la force, c’est-à-dire le passage du temps sur la ville, le passage instantané et sans fin des flâneurs (« Car depuis des siècles le lierre des feuilles savantes s’est attaché sur les quais de la Seine : Paris est la grande salle de lecture d’une bibliothèque que traverse la Seine »).
Dès lors, la vraie image de la modernité que Benjamin tente de capter ici est comme autant d’instantanés, de fragments de vie urbaine décodés par l’écriture (le mouvement Bauhaus se situait dans une problématique de la place de l’image dans la culture industrielle moderne, celle des transformations nécessaires, et des fonctions de l’image objective enregistrée en un instant). Il ne cessera de saisir le rapport complexe entre l’image, le mot et la modernité au fil de ses errances dans le monde et dans son monde intérieur.
Existe enfin une volonté de se réapproprier les pouvoirs poétiques de l’homme et du langage, issue d’un même désir de dialectique entre l’abandon aux flux inconscients de la rêverie et l’action. Avec « Rêve » ou même « Haschich à Marseille », impossible d’oublier que Benjamin avait indiqué la première fois qui « même mes expériences tandis que sous l’influence de la drogue » étaient « un supplément valable » à la recherche philosophique. En effet, les perspicacités induites par les drogues et leurs rêveries n’étaient pas étrangères aux efforts théoriques de Benjamin sur les notions empiriques du rapport sujet-objet, temps-espace. Tout est histoire de temps ou plutôt de mettre le temps au centre de toute image de pensée. Selon Benjamin, « nous sommes devant l’image comme devant du temps -car dans l’image c’est bien du temps qui nous regarde. » Non seulement l’esprit ne cherche pas l’image, mais c’est l’image qui s’impose à lui. Ces images, ni intemporelles, ni fugitives, sont des constructions de temporalités différentes, des révélations déchirant le cours ordinaire des choses.
Nostalgique des cultures du passé qui rêva d’un avenir incertain ou d’une révolte brutale, romantique sympathisant du matérialisme, marxiste baigné de mystique judaïque ou même messianique, critique révolutionnaire de la philosophie du progrès, Walter Benjamin ne cessa de lier la contradiction, la pensée et l’imaginaire. Ainsi fut-il, et l’ombre d’André Breton passa…