On n’avait plus rencontré pareil héros de roman depuis longtemps : il faut dire que Wallace Stegner, dont cette Bonne grosse montagne en sucre fut en 1943 le premier grand livre (celui qui, en tous cas, établira sa notoriété), lui donne rien moins que huit cents pages pour affirmer un caractère, courir après des rêves trop ambitieux pour lui, prendre ou gâcher les chances que le destin lui offre, bref, mener le genre de vie tumultueuse (le mot est faible) dont on fait des histoires. 1905 : le jeune Harry Mason (surnommé Bo) a pour lui le charme rustique des tempéraments de feu, un coup de fusil magistral et la ferme intention de conquérir le monde. L’adorable Elsa lui cède, l’épouse, lui donne deux enfants et toute sa tendresse ; intenable, Bo se retrousse les manches et enchaîne projet sur projet, sillonnant la moitié du continent à la recherche de l’affaire en or qui lui garantira l’aisance et la notabilité. Les fiascos s’accumulent, le foyer surnage en permanence au bord de la banqueroute, ses rares économies sont régulièrement englouties dans des rêves absurdes et parfois illégaux : au désespoir d’une Elsa qui ne désire rien de plus qu’un ménage modeste, heureux et sans histoire, Bo en veut toujours plus, Bo veut toujours mieux, Bo ne s’arrête jamais. Son hôtel fait faillite ? Il part cultiver la terre au Canada. Les finances stagnent ? Il se lance dans la contrebande d’alcool (la prohibition bat son plein) et embarque sa petite famille dans l’entreprise. Bref : un écorché vif de la meilleure espèce, lunatique, égoïste, infatigable, aussi peu raisonnable que possible, mauvais père (ses deux fils apprendront à le détester), époux affligeant (Elsa craque plus souvent qu’à son tour), combinard de génie et dindon idéal pour les traficoteurs de tous bords.
Le vrai problème de Bo, c’est peut-être le vingtième siècle. Cet homme-là eût été parfait en colon aventureux, ivre d’espaces vierges et de liberté, prêt à tout pour être le premier à planter son drapeau au sommet de la « bonne grosse montagne en sucre » (titre d’une vieille chanson folk qu’on entend au début du O Brother des frères Coen) qui s’élevait alors à l’Ouest. L’heure, hélas, n’est plus aux grandes conquêtes ni aux beaux espoirs ; pour réussir dans l’Amérique déjà pourrie de ces années 10, 20 et 30, il faut être malin avant que d’être courageux, avoir des relations bien placées plutôt que la rage au ventre, graisser des pattes plutôt que son fusil. C’est d’un anachronique que Stegner a en définitive fait le portrait dans cette épopée au souffle tantôt brûlant, tantôt glaçant, bourrée à craquer de renversements saisissants et de drames bruts de décoffrage (on n’y meurt pas qu’un peu, et les meilleurs, comme partout, partent les premiers) ; nos romanciers français seraient bien avisés d’y puiser quelque inspiration et un peu de cette ampleur démiurgique qui fait de ses œuvres ces sommes inépuisables, portraits d’un pays, d’une époque et de ses hommes. Jim Harrison ou Thomas McGuane ne s’y sont quant à eux pas trompés, qui désignent unanimement le grand Stegner comme l’étoile polaire de la littérature de l’Ouest et, cela va sans dire, l’une de leur plus importantes influences. Le genre d’affirmations à quoi l’on pourrait sans doute résumer tous les commentaires de cette Bonne grosse montagne haletante, mélancolique, secrètement ironique et souvent poignante. Aussi souvent, en tous cas, que tombent tuiles et tragédies sur le dos de Harry Mason, un homme qui « avait poursuivi quelque chose sans trêve sur une longue route, passant sans répit d’un but à l’autre. A la toute fin, il avait du embrasser du regard le bout de sa route et n’y rien voir, pas plus de bonne grosse montagne en sucre que de fontaine de limonade, d’arbres à cigarettes, de ruisselets de whisky ou de buissons chargés d’aumônes. La fin de sa terrible vacuité ; plus rien vers quoi se mouvoir : c’était le bout de la route et il n’y avait rien. »