Ces quatre longues nouvelles de Makanine sont nourries de la catastrophe historique qui définit la Russie moderne : le totalitarisme de l’ère soviétique et le chaos qui lui a succédé. C’est à partir de cette situation particulière et particulièrement critique qu’il aborde des thèmes universels : « Le Prisonnier du Caucase », la nouvelle qui donne son titre au recueil, raconte ainsi l’histoire de deux soldats russes, Roubakhine et Vova, qui prennent part à l’enlisement militaire de leur patrie dans le Caucase. Personnages frustes, ils évoluent dans la guerre avec des préoccupations simples : survivre, trouver une bouteille d’alcool ou tirer un coup. Mais voilà que Roubakhine fait un prisonnier dont il compte se servir pour traverser les lignes ennemies : il demeure fasciné par la beauté de ce jeune caucasien. Partant de la célèbre phrase de Dostoïevski selon laquelle « la beauté sauvera le monde », Makanine interroge la permanence et la fragilité de la beauté au milieu des combats, face aux exigences de la survie. Mais c’est avec un style de conteur alerte et une grande légèreté qu’il contraste son questionnement métaphysique et les conditions tragiquement actuelles qui le font naître. Le deuxième texte, « La Lettre A », met en scène un goulag et sa lente évolution vers la libération, mise en abîme concentrationnaire du long effritement totalitaire. Sans pathos, avec le « naturel » le plus troublant du monde, l’écrivain représente la bestialisation des hommes dans le camp, les sévices gratuits des gardes, le relâchement d’une autorité qui voit poindre sa chute, jusqu’au délire éructant et absurde de la libération finale. Ses personnages sont des esquisses brossées par quelques adjectifs qui possèdent, plutôt qu’une profondeur, une étrangeté radicale mais très subtile, car formée à partir du banal ; c’est avec des détails anodins, voire triviaux, qu’il distille l’horreur.
Dans les deux dernières nouvelles, le cadre du couple urbain remplace celui des hommes en situation violente. « L’antileader » présente un homme affable et humble qui se prend d’une passion haineuse irrépressible pour les hommes auxquels le charisme ou l’autorité confère une place dominante. Malgré la surveillance et les attentions de sa femme, ses crises de jalousie le poussent au pire. Pièce assez faible, sans doute parce que le style de Makanine, anti-psychologique par nature, étaye mal cet enchaînement fatal. « Une bonne histoire d’amour », en revanche, vient clore le recueil avec une brillante synthèse politico-sentimentale : un écrivain fini reconverti en présentateur TV rend visite à son ex-femme, passée du statut de censeur pour le régime soviétique à celui de gérante de bordel. Arrivisme foireux d’un couple à travers les époques différemment glauques de la Russie dont témoigne la question que le héros pose systématiquement à ses invités : « Vous, personnellement, vous viviez plus mal avant, ou vous vivez plus mal aujourd’hui ? ». Pour échapper au présent, les deux personnages fixent un point au plafond, un trou de souris, n’importe quoi, et s’y enfoncent comme dans une brèche qui les ramène dans le passé. Mais ces voyages temporels finissent par les confronter uniquement à des événements tristes ou humiliants. Complètement désabusé, poétique et trivial, tout juste comique, c’est l’air de rien que Makanine, véritable classique vivant de la littérature russe (son roman Underground ou un héros de notre temps a été le grand événement littéraire de ces dernières années en Russie), nous enfonce dans un tragique absolu avec une grande finesse. Derrière ce tragique crépitent les feux malingres et sublimes de la beauté et de l’amour, qui persistent bien que toujours en lambeaux ou à deux doigts de s’éteindre. Un recueil fascinant, même si l’extrême légèreté du style et sa volubile rapidité ne permettent pas toujours à Makanine d’aiguiser jusqu’au bout la violence absurde qu’il met en scène.