Le domaine de prédilection de Viktor Pelevine n’est certainement pas la simplicité. Son oeuvre fourmille de textes souvent ardus et touffus, confinant parfois à l’hermétisme, composés de strates narratives strictement imbriquées et inextricables. Son dernier roman Homo zapiens n’échappe pas à la règle. Il met en scène Babylen Tatarski, jeune russe improvisé concepteur publicitaire, qui appartient à cette génération « P » (P pour Pepsi ou pour Pizdet, mythique canidé monstrueux dont le nom signifie Calamité). Moulée sur le modèle de l’homo sovieticus, dégelée par la perestroïka, emportée par la ruée libérale qui a suivi l’ouverture du rideau de fer aux merveilles ineffables de l’économie de marché, elle a donc subi en quelque sorte les affres d’une triple incarnation en une seule existence. En fait, l’écriture de Pelevine est à l’image de cette génération dont il est issu : frénétiquement schizophrène, secouée en profondeur par la répétition des métamorphoses dans une société en perpétuelle mutation.
Ce roman est marqué par cette confusion, cette perte de sens, qui touche particulièrement le langage. Les slogans nébuleux créés par Tatarski ou l’épisode de la transmission, lors d’une séance de spiritisme, d’un message dicté par les mânes d’un Che Guevara bouddhiste en demeurent de percutantes et hilarantes illustrations. Ainsi Pelevine récupère allègrement la légende de la tour de Babel en l’intégrant au symbolisme de Babylone. Et ici commencent à se superposer pêle-mêle, dans un flou malicieusement entretenu, satire acerbe de la Russie post-soviétique, dénonciation des manipulations médiatiques et du commerce des illusions, délires psychédéliques et considérations métaphysiques empruntant au bouddhisme et à la mythologie mésopotamienne. L’escalade de la pyramide de la réussite sociale par le creator publicitaire Tatarski se double d’une ascension de la ziggourat babelienne, métaphore de l’accession à une perception supérieure de l’apparente réalité du monde matériel. Mais malgré quelques indications (presque homonymie Babylen/Babylone, référence à la nouvelle de Borgès La Loterie à Babylone, allusion aux fosses embrasées de sacrifices humains dédiés à Moloch-Baal, considérées comme le reflet contraire de Babylone), le lecteur s’enfonce de plus en plus dans un abîme de perplexité enveloppant la signification exacte des propos tenus.
Dans cette perspective, les expériences quasi chamaniques du personnage principal, gavé d’amanites tue-mouches et de L.S.D. et devisant avec un griffon sumérien, ne font qu’accroître le trouble ressenti. Finalement, on se sent devenir soi-même la proie de la confusion sous cette avalanche d’indices énigmatiques qui ne font qu’épaissir le mystère.
C’est sans doute ici qu’agit efficacement l’art de l’auteur. Son style alerte et concentré, oscillant entre opacité et limpidité, tient du déferlement diluvien. Et lorsque Pelevine accorde un répit à votre esprit et retient cette submersion chaotique, c’est afin de mieux l’éblouir, de le lacérer de flèches lumineuses, de lui faire entrevoir une brèche propice à l’évasion. L’effet déstabilisant est assuré et on se prend à s’interroger sérieusement sur cet homo zapiens que l’on est et qui n’est que « la luminescence résiduelle de l’âme endormie,(…) un film sur le tournage d’un autre film diffusé à la télé dans une maison vide. »