« Je suis un réac » : un premier roman français (c’est beaucoup pour un seul livre) qui commence sur une phrase pareille ne peut pas être tout à fait banal. De fait, c’est le roman d’un déçu qu’a écrit Victor Loupan, déçu par cette poignée d’idées friables à laquelle lui et une bonne partie de sa génération (celle, bien sûr, des soixante-huitards déconfits qui, en quelques décennies, ont adroitement troqué pavés et révolution contre bonté et social-démocratie) se sont longtemps agrippés. Il s’appelle Nicolas Brun (il aurait pu être rouge : faut-il y voir une malice déplacée ?), exerce l’honorable profession de journaliste, et a jusqu’à maintenant été plutôt fier d’être passé du statut de petit provincial anonyme à celui de parisien raisonnablement célèbre, en tous cas dans le milieu étriqué où il baigne. On le charge d’un reportage sur l’affaire Dutroux : mauvaise idée. « Résoudre l’équation enfant / sexe, nota-t-il. Téléphoner à la fille Dolto, à Edwige Dantier, à Gabriel Matzneff. Il barra le dernier nom. » Incapable de pondre un papier qui ne verse pas dans les ornières de la grandiloquence et prenne un peu de hauteur vis-à-vis de l’événement (les éditorialistes français y parviennent pourtant tous les jours ou toutes les semaines, avec plus ou moins de réussite), notre plumitif déprime. Plongé dans le plus complet désarroi, il quitte sa compagne et file se ressourcer un peu dans le Vercors, du côté de chez sa Grand-Mère ; sa quête de vérité et d’horizons neufs l’emmènera finalement en Russie (la spécialité de l’auteur, qui a beaucoup écrit sur Moscou, Le Défi russe ou Nicolas II) et aux Etats-Unis, où l’attend d’ailleurs le grand amour.
Si la prose de Victor Loupan manque souvent d’élégance, ce Désarroi n’en est pas moins un roman d’idées riche, quoique confus. Rocambolesque mais entraînante, l’intrigue planétaire et la multiplicité des portraits et rencontres lui permettent de diluer un peu des réflexions qui, condensées dans un pamphlet, auraient sans doute été trop brutales pour les belles âmes, lesquelles pousseront sans doute malgré tout leurs cris coutumiers (on pourra d’ailleurs ressortir le débat-marronnier du moment et se demander, comme on tentait de savoir si le « Michel » du roman était ou non le fidèle reflet de Michel H., si Victor L. partage ou non les vues de ses personnages). Il faut dire que le romancier n’hésite pas à mettre les répliques les plus ouvertement caricaturales dans la bouche de ceux-ci, narrateur ou autres : « J’ai revu Marseille pour la première fois depuis 50 ans. J’ai aussi voulu revoir Toulon. […] C’est vrai que c’est impressionnant, ne fût-ce que sur le plan visuel. A bien des égards, ce ne sont plus des villes françaises. » Plus loin : « Les gens vivent dans des appartements minuscules. Or, un homme, un mâle si vous préférez, a besoin d’un territoire à lui. Aujourd’hui, il n’a même pas sa chambre. La femme s’en sort mieux, à cause de la cuisine. La cuisine reste l’espace de la femme » (Isabelle A., bonjour).
C’est en vain, néanmoins, que l’on cherchera l’envie de provoquer dans ce texte qui, plutôt qu’une démonstration, semble se vouloir un simple portrait, lui-même plus impressionniste que réaliste. Avec ce que certains tiendront pour un méprisable gros bon sens, le narrateur rend compte d’une remise en question générationnelle et idéologique qui, pour l’heure, reste bel et bien du domaine du roman, quoi qu’on en dise : « Nos idées de jeunesse sont bidons. Nous sommes désormais l’incarnation du conformisme. Nos idées d’alors dominent la société d’aujourd’hui et je la trouve merdique. » Victor Loupan n’a ni la subtilité d’un Houellebecq, ni la virulence nécessaire d’un pamphlétaire. Ses références littéraires (Matzneff, donc, mais aussi Blondin, Nimier ou, bien sûr, les Dostoïevski et Tolstoï qu’il admire tant, en regrettant au passage qu’ils en éclipsent d’autres), discrètement énumérées au fil des pages, participent cependant de son ambition : celle de marcher un peu en dehors des trottoirs fleuris tracés par nos vertueux maîtres à penser. Ou celle, en définitive, d’un honnête romancier capable de jeter sur le monde un regard qui, pour n’avoir peut-être pas la belle assurance des mystifications simplistes, cherche en tous cas à s’affranchir un peu des lieux communs de l’humanitarisme vaguement démagogique auxquels tant d’autres se rangent pour éviter d’avoir à réfléchir.