Nous sommes en 1919. Nijinski séjourne en Suisse avec sa femme et sa fille. L’Après-midi d’un faune et Le Sacre du printemps -qui lui ont valu sa renommée- paraissent loin. En plein cœur de la montagne, une page est sur le point d’être tournée. Comme l’affirme Christian Dumais-Lvowski : celui que le monde entier appela « le dieu de la danse » s’apprête à « jouer le rôle le plus long et le plus pathétique de sa carrière », celui d’un « fou ». La version non expurgée de ses Cahiers en témoigne.
Il semblerait que Nijinski les ait écrits entre le 19 janvier et le 4 mars. On est d’abord frappé par cette voix saccadée, sans nuance, étrangement répétitive. Un vocabulaire très sommaire, une syntaxe coordonnée à l’extrême. Des mots clés qui reviennent jusqu’à l’obsession : « ressentir », par-dessus tout. Nijinski vomit l’intellect. Seul ce qu’il nomme « le sentiment », le « ressentir », a une valeur à ses yeux. Une expérience du monde incarnée. Quoi de plus légitime pour un homme qui a fait de son corps un objet d’art. Il y a une intransigeance étonnante chez lui. Nijinski n’entend pas danser n’importe comment et devant n’importe qui. « J’ai peur des gens, car ils ne me ressentent pas, mais me comprennent. J’ai peur des gens car ils veulent que je vive la même vie qu’eux. Ils veulent que je danse des choses gaies. Je n’aime pas la gaieté. J’aime la vie. » Nijinski n’a pas peur de pointer du doigt le malentendu qui existe, bien souvent, entre l’artiste et son public. D’autant qu’il hait le divertissement que certains spectateurs viennent chercher. Il sait trop d’où vient le geste créateur. Il ne veut pas amuser la galerie, il veut transmettre le chavirement artistique dont sa vie est pétrie. Danser n’est pas une chose légère. On aime à retrouver cette exigence.
La suite est d’un tout autre ordre. Et c’est l’histoire principale du livre. L’histoire d’une descente aux enfers. Plus on avance dans les cahiers, plus l’écriture qui nous avait semblé tellement singulière se radicalise encore, se verrouille, la logique disparaît, Nijinski glisse peu à peu vers l’imprécation mystique, il lance ses phrases tranchées en roue libre, elles se contredisent ou obéissent, du moins, à une cohérence personnelle qui nous échappe. On commence à étouffer et l’on sent bien que cette logorrhée est le dernier rempart, l’ultime bouclier pour le préserver de la folie. C’est, du reste, le même trait qui semble caractériser ses dessins à l’époque ; Peter Ostwald, professeur de psychiatrie américain, interprète « la persistance des formes circulaires dans l’art de Nijinski comme une tentative de maintenir équilibre et intégrité face aux dangers de désintégration qui menaçaient son existence ».
Ce faisant, un drame se joue. Ses proches s’inquiètent. L’obligent à voir un médecin. La vie de l’artiste qui s’improvise sous nos yeux est un véritable roman. Nijinski lutte, il est paranoïaque, irascible, inquiétant, il s’en remet à Dieu, il délire, il est comme ces fous qui prétendent jouer au fou mais ne pas l’être (si j’étais fou je le saurais). Il croit savoir mais il ne sait pas, lui qui se nomme « le voyant énervé ». Sa prose devient obscure, comme le plus abscons de nos rêves dont le sens serait tapi sous une couche épaisse de métaphores, d’incohérences poétiques et d’associations d’idées.
Nijinski craint la prison, la maison de fous. Le tunnel est là, qui s’offre à lui. Celui qui durera bien plus longtemps que sa vie sur scène. On en reste désarmé. On n’a pas percé le mystère de Nijinski. On ne l’a pas vu non plus danser. Mais on a suivi sa main délirante et l’on sent bien que cette vie sacrifiée à l’art était celle d’un génie d’exception.