Il faut prendre Une saison de nuits pour ce qu’il est : le premier roman d’une jeune Joan Didion. Le texte, traduit pour la première fois en français, a été publié en 1963 : elle n’avait pas 30 ans. Il témoigne d’une nostalgie envahissante, d’un lancinant mal du pays. Récit délicatement désuet, cliché à souhait, parfois maladroit, comme une ode à une Californie rêvée, il rappelerait presque Autant en emporte le vent, la verve épique en moins : couple, trahisons, meurtre, suicide, tentation, toilettes et soirées mondaines sur la plantation familiale où, géographie oblige, on cultive du houblon.
Une saison de nuits est un roman de femmes : mères, filles, sœurs, elles sont meneuses ou victimes, figées dans des rôles dont elles ne s’extraient qu’au prix fort. Le drame n’est jamais loin. Deux coups de feu encadrent le récit, comédie de mœurs dramatique, le mariage raté entre l’évanescente Lily et le brave Everett cristallisant son lot d’incompréhensions et de malheurs. Le ton, doucement passéiste en même temps que curieusement intemporel, inscrit le texte au basculement de deux mondes, un moment privilégié, bref, fragile, que Didion a toujours su saisir à merveille. Les descendants de pionniers rencontrent les nouveaux riches, la terre des planteurs est revendue au plus offrant, transformée en autoroute ou en lotissement, « le romantisme d’un ancien domaine espagnole, aucun supplément pour le tout à l’égout, des chauffe-eaux à renouvellement rapide et des trottoirs déjà posés ». Pendant ce temps, le mariage de Lily et Everett sombre. Un malentendu de départ, puis la guerre, la solitude, l’ennui. Lily trompe son mari, avoue, avorte, dépérit doucement, silhouette gracile, étonnament stoïque. Pendant ce temps, Marthe, la sœur d’Everett, proie consentante du séduisant et destructeur Ryder Channing, se laisse lentement mourir.
Une saison de nuits est une histoire intemporelle de drames et de non-dits, de paradis presque perdu auquel se mêlent des mirages californiens plus contemporains. Ce qui fait la marque de fabrique de Didion est déjà là. La désillusion, la fragilité, une douce décadence, insensible, inéluctable, la destruction, la fin du mythe américain. Didion dans ses romans offre une vision par l’intime du changement de temps. C’est ce qui fait sans doute que ses fictions vieillissent mal : au-delà du délitement du couple, mensonges, incompréhensions, aigreurs, haines de soi, de l’autre, il y a l’instantané d’une époque, qui supporte mal les années. Mais, pour l’acidité, la force du trait, le style, on peut toujours trouver plaisir à la lire, y compris les premiers romans.
Traduit de l’anglais par Philippe Garnier.