En cette période de floraison des beaux livres, qui ne sont pas toujours des livres intéressants, la parution d’un ouvrage de Tzvetan Todorov, dont l’œuvre de critique littéraire est passionnante, ne peut que réjouir. Le sujet -la peinture flamande de la Renaissance-, sur lequel il a déjà été beaucoup écrit, peut en revanche susciter quelques appréhensions, que la lecture ne démentira pas totalement.
En ouvrant ce beau livre -et, de ce point de vue, essentiel en la matière, l’ouvrage comble nos attentes, tant par la richesse de l’iconographie que par la qualité des reproductions et de leur insertion dans le texte-, le lecteur espère donc légitimement une approche différente de ce XVe siècle flamand, qui jette les bases, en même temps que l’Italie à la même période, mais par des voies différentes, de la peinture moderne.
Tzvetan Todorov, qui avait déjà choisi de voir dans la peinture hollandaise du XVIIe siècle un Eloge du quotidien (Adam Biro, 1993, réédité en Points/Seuil), développe dans cet ouvrage l’idée que c’est dans la peinture flamande de la Renaissance que « s’opère la découverte de l’individu » et se propose d’en retracer l’histoire. Cette constatation n’est pas une révélation. Elie Faure écrivait en 1939 que « c’est ce qui fait des Flamands, des Van Eyck en particulier, les premiers de tous les peintres qui ont respecté l’aspect total de l’homme sans y rien ajouter que leur force à le pénétrer » (Histoire de l’art. L’art renaissant). L’intérêt de la démarche de Tzvetan Todorov est de situer ce moment essentiel dans l’histoire, tant de l’art que des idées.
A l’exception de quelques représentations marginales de figures individualisées dans l’Antiquité, le portrait ne devient un sujet de peinture qu’à la Renaissance, et pour la première fois en Flandres. L’auteur démontre avec beaucoup de pertinence comment cette apparition dans l’histoire de l’art découle d’un débat philosophique et théologique très intense au siècle précédent entre nominalistes et universaux, dont l’enjeu n’était rien moins que l’autonomie du monde terrestre par rapport à la puissance divine. A partir des idées professées par Guillaume d’Occam au début du XIVe siècle, selon lesquelles les individualités existent en elles-mêmes, sans être les manifestations imparfaites d’une essence d’origine divine qui seule mériterait l’attention, le regard se porte sur le monde terrestre et lui reconnaît une valeur croissante. Ce mouvement se traduira, notamment dans l’illustration des textes chrétiens, qui constituent l’essentiel de l’iconographie, par la revalorisation de personnages moins divins, comme Joseph, et par l’importance de la représentation contemporaine des éléments matériels.
Tzvetan Todorov suit l’évolution parallèle des idées (Gerson, Nicolas de Cues, Christine de Pizan) et de la peinture, spécialement de l’enluminure, soulignant comment, progressivement, les visages se personnalisent, les scènes s’animent, les paysages se diversifient, les lumières se font plus réalistes, affirmant « les droits du particulier face aux prétentions de l’universel, et le droit des sens (nécessairement limités au particulier) face aux prétentions de l’intellect » (E. Panofsky). L’individu se dégage de la scène religieuse comme l’art se détache de l’illustration de la Bible, annonçant l’émancipation de l’artiste. La démonstration de ce mouvement qui voit prendre successivement leur autonomie le monde terrestre, puis l’individu, puis l’artiste qui les représente, et donc, finalement, l’art, mouvement fondateur de la peinture moderne, qui n’a cessé de l’animer et qui peut-être, dans une certaine mesure, s’achève aujourd’hui, constitue l’intérêt principal de cet ouvrage, dont il représente presque la moitié.
La seconde moitié, qui s’attache à montrer comment il s’est d’abord manifesté dans la peinture flamande de la Renaissance, avant de gagner l’Italie, est moins originale. Tout d’abord parce que d’une certaine manière l’essentiel a été dit, et que l’analyse se fait plus descriptive et parfois répétitive. D’autre part, parce que les trois chapitres qui suivent, intitulés « Rupture », « Accomplissement » et « Postérité », sont en réalité les monographies de trois peintres -Campin, Van Eyck et Rogier Van der Weyden-, sur lesquels l’auteur n’apporte que peu de choses. Mais il serait dommage de bouder le plaisir de suivre des yeux les si belles manifestations de la brillante démonstration qu’il nous offre. Avec cet ouvrage, il propose une introduction à la fois claire, intéressante et très bien illustrée de la peinture flamande de la Renaissance.