Trevor Ferguson peut écrire absolument n’importe quoi sans cesser de nous époustoufler. Mais ce serait oublier l’intime corrélation de son style inouï, brutal, saisissant (phrases sèches aux accents inconnus, trois virgules en plus de trois cents pages) et la puissance exceptionnelle de son univers. On retrouve ici la rudesse et la brutalité ferroviaire d’un monde où l’homme n’est plus maître de tout et où, démuni face à une nature grandiose et hostile, il en revient à son essence primitive et virile, parfois irrationnelle, souvent violente.
Le héros de La Ligne de feu, fils d’un homme qui bravait quotidiennement la mort en se plantant sur les rails des trains avant de s’en écarter au dernier moment (sa mère, quant à elle, y est restée), avait un destin tout tracé : « Il y a des hommes qui naissent entre les jambes d’une femme et c’est un autre endroit terrifiant et sacré -moi je suis né entre les rails d’acier d’une voie ferrée. Je suis entré dans ce monde avec un train de marchandises qui me frôlait le visage et certains disent que dès cet instant je n’ai pas cessé d’en parler mais je ne suis pas sûr de la validité de leur point de vue. » Reed Kitchen, personnage mystérieux et charismatique, travailleur sans âge, somnambule occasionnel et intarissable philosophe dont la réputation universelle de bavard ralentit l’intégration aux groupes d’ouvriers, a le chemin de fer dans la peau. Engagé pour la construction d’un pont sur les bords d’une rivière de Colombie, il est aussi choisi par la police du rail pour la renseigner sur un trafic d’immigrants. Son enquête à contrecœur l’entraîne, aux côtés d’ouvriers courageux et silencieux, dans l’enlèvement d’une prostituée puis dans une série de crimes sauvages, au milieu des gigantesques incendies qui ravagent la région.
Insistons sur la puissance symbolique et la force d’évocation de la prose de Trevor Ferguson. Pascal Jourdana écrivait à propos de Train d’enfer qu’il faudrait, pour l’apprécier entièrement, écouter l’auteur lire lui-même un de ses textes en anglais. A défaut, on est malgré tout immédiatement envahi par le caractère tumultueux de cette plume, par les impressions brutes qu’elle exsude et par la dimension quasi biblique qui s’en dégage parfois, à l‘image de cette impressionnante course finale au milieu d’un paysage apocalyptique. C’est par la parole que Reed Kitchen rompt régulièrement la bestialité de ce monde masculin extrême, quoi qu’en pensent ses congénères : « Courez ! J’ai tant de choses à vous dire. A propos des merveilles que j’ai vues et des atrocités que j’ai connues. Car nous vivons dans un monde atroce dans sa douleur et fabuleux dans son spectacle. Quelle grâce d’être des mots dans une telle histoire ! » Restituant toute la majesté d’une nature hostile, la puissance des trains d’acier qui déchirent l’air, et donnant à ses personnages un souffle et une envergure saisissants, Trevor Ferguson s’affirme avec La Ligne de feu comme l’un des rares écrivains capables d’approcher au plus près le bruit et la fureur du monde.