Ensuite ? Assieds-toi et attends, mon ami. Et attends encore, que parvienne jusqu’à toi la magie. Et ferme les paupières, et respire à peine, afin que le souffle, le tambour du coeur, ne couvre son murmure. Et bientôt de la vaste steppe, de l’âme ensanglantée de Gobi, s’élèvera la voix du conteur, faible palpitation battant la nuit de Jiayuguan, la cité des hauteurs, quelque part dans les montagnes mongoles de Burkan-kaldun, année 1245 du calendrier chrétien.
Car il n’est de Mémoire sans voix, Tor Åge Bringsvaerd le sait, serait ce celle d’un jongleur, d’un bouffon, d’un fuyard ayant trouvé refuge entre les cuisses d’une fille de joie, oui, une voix, un corps, afin que l’histoire ne s’égare, ne s’égruge comme la cendre dans la paume du shaman, qu’elle survive et le souvenir avec elle, oui, serait-ce Wolfgang de Godesberg, esclave et traître au vivant, serait ce un gueux, qu’il te faudrait l’entendre tout de même, son récit, jusqu’au terme, jusqu’à l’accomplissement, puisque s’y inscrivent ta genèse, ton déclin. Et fût il le plus effroyable, qu’il te faudrait encore prêter l’oreille, oui, quitte à ce qu’il te reporte en l’an 1167 de notre ère, année du sanglier qui vit naître Temujin, le bogdo, l’élu, sorti des entrailles maternelles tenant en sa main un bloc de sang noir, Temujin, linceul de la terre et souverain de tous les peuples de la steppe, Tartares, kirghiz, Naimans, le Gengis Khan par qui tant de sang fut versé, qui ensemença le désert de sa fureur dévastatrice de sorte que le monde ne serait plus jamais comme avant le jour de sa naissance, vie d’un héros de légendes, de ceux qu’il entraîna dans son sillage, parents, fidèles compagnons, ennemis jurés qu’il pourchassa jusqu’à la mort à travers le Gobi.
Et quand bien même le conteur s’égarerait, mêlerait au récit son histoire propre, point question de te boucher les oreilles, de te détourner, car il est la voix de la ténèbres des Temps passés, présents, à venir, voix qui touche aux mythes primordiaux, aux hantises ancestrales, à la destinée de la race humaine. Ce qu’est l’art du conte, ce qu’exige son excessive poésie, Tor Åge Bringsvaerd s’y emploie, l’endosse, et renonce, peut-être, au sang trop froid de sa Norvège pour s’immoler dans le brasier d’un Orient chamarré, de sa mystique imagée, de sa syntaxe incantatoire, pour y renaître, et fondre en un chant unique les voix de Temujin et de Wolfgang, scellant les destinées d’un demi-dieu et d’un transfuge, leur langue, leur corps, et s’avérer conteur à son tour, ermite repoussant de son flambeau les pans du Mystère et guidant son auditoire plus avant en ces lieux et temps où jadis ils vécurent, et que, peut-être, tu as foulés toi aussi, mon ami, où tu as combattu, souffert, es tombé avant que les siècles n’obscurcissent ta mémoire, qu’ils ne l’immergent en l’éther de l’Oubli, et qu’elle te fasse dresser les cheveux sur le crâne, son épopée, qu’elle t’émerveille, et que dans le même temps des larmes baignent tes joues sans jamais néanmoins qu’elle te semble lointaine, incongrue, tout à fait étrangère, n’est-ce pas ?
Thierry Boyer