Toni Morrison, il est impossible de l’ignorer à présent, est un monument incontournable de la littérature américaine. C’est dire qu’elle fait davantage que bien écrire ou collectionner les prix littéraires. Beloved, le plus faulknerien de ses romans, est un grand morceau de littérature qui illustre une fois de plus la spécialité de l’auteur : donner la parole à ceux que le silence a brisé, donner un semblant d’endroit à ceux qui vivent à l’envers. En deux mots, elle est femme, elle est noire, et elle méritait pleinement le prix Nobel de littérature qu’on lui remit en 1993.
A l’origine de Beloved il y a un premier drame beaucoup plus vaste que celui de Sethe. Sethe, dans une scène inénarrable où le réel se disloque au profit d’une humanité exacerbée, égorge son bébé. Dès lors le récit est tendu comme un arc prêt à se détendre violemment. Comment peut-on se rendre coupable d’un infanticide par amour ? C’est le paradoxe que résout Toni Morrison sans aucun tour de passe-passe, simplement en acculant ses personnages dans un réel dépourvu de tout lyrisme. Cela revient à dire qu’il existe une chose plus terrible que la mort, plus terrible encore que l’infanticide : l’esclavage. Voilà le drame de fond, beaucoup plus diffus. Toni Morrison le dévoile insensiblement, sans jamais forcer le trait, sans jamais tomber dans aucun cliché. Ce n’est pas la moindre de ses qualités. Car Beloved, s’il appartient à une vieille tradition de récit d’esclaves, n’est pas un roman sur l’esclavage.
Beloved, l’être aimé, est la fille égorgée de Sethe qui revient hanter la maison de sa mère quelques années plus tard. Elle incarne ce qui a été perdu dans l’ignominie : la liberté d’aimer mais aussi le sang versé. Elle est mémoire et oubli, peine et amour, mais incarne aussi l’idéal pour lequel on se bat. Chaque ligne est pleine des rumeurs de la guerre de Sécession. Mais le fantôme de Beloved ne vient pas persécuter, il vient récupérer son bien, l’amour qu’il n’a pas eu.
La France a fêté l’an passé le 150e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. C’est une excellente chose à laquelle Beloved ajoute cependant un éclaircissement : le poids des fers, le prix de la vie humaine… L’épreuve littéraire s’inscrit au-delà d’un procès d’intention en donnant une version basique et concrète d’une réalité. Seul le réel change les âmes. Beloved est un roman politique qui ne peut qu’affermir ses lecteurs dans le sentiment que rien n’est moins acquis que la justice. Il nous crie qu’être digne du sang versé au nom de la liberté, c’est ne jamais oublier l’histoire des hommes.