Tom Robbins est de retour ! Auteur culte de sept romans dont seul le célèbre Even the Cowgirls get the Blues (porté à l’écran par Gus Van Sant) avait jusqu’alors traversé l’Atlantique, cet ancien critique d’art né au milieu des années trente et engagé un peu par surprise dans une carrière d’écrivain suite au succès inespéré de son Another Roadside Attraction en 1971 (l’histoire d’amour farfelue de deux hippies embauchés par un cirque indo-tibétain, a priori vouée à la confidentialité et finalement vendue à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires), s’est ainsi vu attribuer, entre autres éloges inattendus et sans même parler de ses talents de conteur, la paternité spirituelle de toute la culture pop. Le renversant pavé théologico-exotique avec lequel il a conquis l’année passée des sommets de popularité aux Etats-Unis n’est pas pour écorner sa réputation : absurde, loufoque, vicieux, rythmé, outrageux et irrésistiblement drôle, cet énorme roman d’aventures en Technicolor à l’intrigue joyeusement tarabiscotée forme à coup sûr l’une de nos plus attachantes lectures de ces derniers temps (l’une des plus épuisantes, aussi).
Son héros : Switters, un agent de la CIA à l’immaturité très rock’n’roll, aux antipodes du cliché James Bond, authentique « cas d’école en matière de contradictions et d’incongruités », parachuté aux quatre coins de la planète par une hiérarchie qui hésite à lui confier des tâches dangereuses. L’écrivain l’emmène dans une aventure dont le scénario semble issu de l’imagination d’un gamin de huit ans qui aurait lu trop de comics : envoyé au fin fond de la forêt amazonienne, il est victime du sort débile lancé par un sorcier égyptocéphale (sic : il a la tronche comme un pyramide) qui lui interdit de poser le pied à terre. Qu’importe : c’est en chaise roulante ou sur des échasses qu’il traversera le reste du roman, embarquant pour la Syrie où il échouera dans un couvent de nonnes excommuniées et découvrira la véritable transcription de la troisième prophétie de Fatima (issue d’une apparition de la Vierge au Portugal vers 1917). L’histoire s’achèvera au Vatican, où les sbires du Pape feront tout pour occulter les surprenants secrets qu’elle contient, non sans un retour éclair à la maison et quelques rencontres ou retrouvailles inespérées (l’adorable Suzy, une grand-mère pétulante, une nonne sodomite, le modèle du Nu Bleu de Matisse et deux ou trois autres du même tonneau).
D’une énergie à couper le souffle, ce roman joyeusement loufoque où il ne se passe pas quatre lignes sans qu’un nouvel événement ne surgisse (incident, gag, répartie) réhabilite la démesure burlesque et l’outrance humoristique, ne reculant devant rien pour parvenir à ses fins. Le style est à la hauteur du propos, qui accumule les digressions comiques, les traits d’esprit percutants et les gags en cascade (« jusqu’où allait la maladresse de Switters, un outil dans la main ? On lui aurait confié la tâche de construire des croix à Jérusalem, Jésus-Christ serait mort de vieillesse ») ; on peut ne pas être un fanatique du genre, mais la bonne humeur torrentielle de Tom Robbins convertirait un mormon aux joies du cirque. Infatigable, il donne un roman d’aventures débridé et cartoonesque au possible qui, nonobstant ses prétentions littéraires limitées, revitalise l’héritage des grands récits d’imagination et remet au goût du jour l’exubérance et l’excentricité. Entre Indiana Jones, Tom Sharpe et Tex Avery, avec sa philosophie de bazar et son irrésistible exotisme aventurier, Féroces infirmes constitue certainement l’antidépresseur le plus recommandable du marché.