Il s’appelle Pilgrim, jouit d’une petite renommée auprès des amateurs d’art grâce à un brillant essai consacré à Vinci et essuie, lorsque commence ce gigantesque roman, en avril 1912, un nouvel échec dans sa tentative de suicide par pendaison. Puisque la mort refuse de le prendre, lui refuse de parler : ainsi est-ce un homme muet et énigmatique qui échoue à la clinique psychiatrique de Burghölzli, à Zurich, où il est pris en charge par un certain Carl Gustav Jung. Voilà les deux principaux protagonistes, l’un fictif, l’autre réel, d’un récit aux innombrables facettes et à l’architecture époustouflante, où Findley reprend ses thématiques de prédilection tout en trouvant un souffle nouveau dans l’introduction de l’élément fantastique. C’est que l’énigme Pilgrim ne s’arrête pas à quelques semaines de mutisme et à une inaptitude chronique au suicide : en étudiant les journaux de son patient, le docteur Jung rencontre Vinci, Thérèse d’Avila ou Oscar Wilde, réalisant l’irréalisable -Pilgrim est immortel. Affabulations mystiques et mythomaniaques d’une âme en perdition ou confessions authentiques d’un homme oublié par le destin ?
Le romancier construit l’intrigue haletante de ce mystère métaphysique en distribuant les rôles et les scènes dans une mosaïque impressionnante, menant de front la description minutieuse des laborieuses réflexions de Jung, y insérant des extraits des journaux de Pilgrim et la complétant d’une foule de personnages secondaires au rôle parfois capital. Agrégeant les épisodes historiques, les élucidations psychiatriques et les références artistiques sans jamais perdre un instant son rythme ni sa fluidité, Pilgrim offre une passionnante réflexion sur la création et la production artistique, sa valeur, son sens, sa nécessité. Echappé de cet asile dont l’ambiance évoque irrésistiblement celle du sanatorium de Davos où Thomas Mann envoya son Hans Castorp, Pilgrim s’emploiera en effet à détruire méthodiquement les chefs-d’œuvre à la conception desquels il a (ou croit avoir) participé ; après avoir dérobé Mona Lisa, il ira ainsi incendier la cathédrale de Chartres -« Elle est au courant de notre arrivée. Oh oui, elle est au courant, croyez-moi. Nous sommes déjà venus. »
Dans une époque obscure qui court à sa propre destruction (la guerre, thème-clef de l’œuvre de Findley, est ici toute proche), l’entreprise démentielle de l’immortel se colore d’une puissante portée prédictive voire, à la limite, politique. Enorme par sa construction et son travail documentaire, saisissant par son style ondoyant, volontiers choquant dans les libertés prises face à ses références (Leonardo en violeur crapuleux ou C.G. Jung en obsédé malveillant traité de « bite molle » par son patient), ce roman est assurément le plus original et le plus abouti de l’écrivain. Lequel donne trois pages à son Tiresias moderne pour amener le docteur Jung à la solution de sa quête : « Si je suis l’incarnation de quelque chose, c’est celle des vérités endurables et de la cécité de mes semblables humains. Pourtant, j’ai confiance en votre intuition au point de vous dire sans la moindre appréhension : soyez courageux, persévérez. Si vous agissez ainsi, vous avez une chance d’achever le cercle de votre compréhension. »