Ainsi le récit commencerait comme une histoire drôle, cinq hommes dans un bateau…, silhouettes silencieuses dans le couchant qu’une embarcation mène à bord du vaisseau royal, le Grønland, pentacle scientifique et artistique, délégué par Sa Majesté Frédérik V du Danemark pour un Eden de cocagne, mystérieux, inviolé, le Yémen, l’Arabie Heureuse comme l’envisage l’Europe du XVIIème siècle. Histoire drôle. Ou cauchemar crépusculaire car « en clignant des yeux, ils distinguent mâts et gréement et […] les cœurs se serrent à l’approche de cette silhouette noire ». Genèse d’une ode à la dérision, la déraison, la fatalité. Parce qu’un hôte inattendu les guette à bord, compagne clandestine si chère à Hansen, la Mort, ombre de leur ombre qui ne les quittera plus, qui peut-être unira le désuni, broiera les dissensions des pro(an)tagonistes que nous suivrons au cours d’un voyage où il n’est point d’Ariane ni de fil ni de rémission, où chacun marche vers son néant, vers l’Arabia Felix, levant des honneurs, du triomphe. Mais il s’agit d’archives exhumées du dépit de l’échec, non d’une simple fiction, et l’Histoire ne dupe-t-elle pas ses acteurs, les persuadant que leurs humeurs seront consignées dans ses chapitres comme leurs exploits ? 1761. La date est élue comme par un dé pipé. Une destination : celle-là même qu’Alexandre-le-Grand n’aura pu atteindre. Et là-dessus, la futilité des passions, l’isolement, l’irascibilité des commanditaires, la foi perdue à force d’expérience, de souffrance. Six années de périples dans des contrées hostiles aux émissaires du septentrion. Et puis Hansen est Danois, Scandinave. La gravité du ton fait écho aux terres où le soleil se couche par caprice, où le cœur s’essouffle plus vite, la glèbe embrevée vous englobant dans sa sourde vastitude, comme si, déployé telle une vie trop longue à vivre, l’espace vous pesait comme pèse le fardeau de la faute, du remords et du châtiment.
Car ils seront châtiés. Quatre y laisseront la vie. Un seul en réchappera, dernier doigt de la main de l’Espoir, rabougri, perclus d’arthrose. Carsten Niebuhr, lieutenant-ingénieur, astronome et mathématicien, seule voix continue à travers ces pages, car seront nôtres ses yeux, son cœur et l’ironie de son échec. De retour, malade, vieilli, seul, le projet d’antan est enterré. Trop loin. Trop longtemps. « Le 18 est arrivé le lieutenant Niebuhr, retour de l’étranger », note, impavide, le Courrier de Copenhague. Froid comme une épitaphe. Après la défaite Niebuhr, l’Ulysse vaincu, apprendra l’amertume, ira se perdre dans d’obscures régions retirées, loin de la trahison des Hommes, de leur versatilité, mènera paisible existence avec toutefois dans la mise, cette gravité, cet orage intérieur qui ébranle le pénitent. « C’est dans ce pays qu’[ il ] prend congé de nous, c’est là qu’il convient de lui dire adieu. » Voyageur véritable enfin, conscient désormais que l’origine s’est abîmée dans l’horizon, le Danemark dans l’Arabie Heureuse, la naissance dans le trépas, et qu’entre ces bornes aléatoires le rêve et la désillusion s’épousent l’un l’autre. Parce que face à la folie de ce monde, au surcroît de cruauté que l’Homme y dispense, on se retrouve nulle part, issu de nulle part. Mais toujours transformé. « C’est peut-être là que se trouve l’Arabie Heureuse. »
Thierry Boyer