On croise beaucoup de monde au fil de ces pages. Dans Mort d’un parfait bilingue, chronique-autoroute aux heures de pointe, se pressent en vrac : Minitrip (jolie fille achevée à coups de cric par une bande d’automobilistes), le sous-officier Moktar et sa vieille madame Scapone, les chansons visqueuses de Jim Jim Slater, Moïse Ben Aaron dit « Ben Torgnole », la féroce infirmière Nicotine, Irving Naxos et le commando « Pluies de l’automne », la fragile Caroline Lemonseed, des amphétamines et des barres de chocolat au lait… et le héros-malgré-lui de cette fable, le dénommé Chester.
Chester a esquinté Minitrip, la fiévreuse fiancée de Jim Jim Slater. Mais, il doit payer. Sa mission, s’il tient à sa vie, sera de liquider la concurrente directe de Jim Jim, Caroline Lemonseed. Enrôlé dans le bataillon « Pluies de l’automne », seul moyen d’approcher Lemonseed, starlette dépêchée au moral des troupes, il se retrouve dans la situation non moins ubuesque d’une guerre sponsorisée à grand renfort de marques de chocolat à tartiner et de bière.
Thomas Gunzig s’acharne à tailler un monde dur et cruel où la guerre est une histoire sale, mais seule condition pour que les hommes recouvrent leur dignité (« aussi merdeuses et sans intérêt qu’aient pu être nos vies, nous avions à présent un statut et une fonction où se mêlaient prestige et intérêts financiers »). Il est question de chair tendue ou tordue : chair de femmes paumées en quête d’une âme à chérir, chair trouée de soldats inconnus. Mépris et cruauté régissent un monde malade et pithiatique où personne n’est épargné. Quant à la beauté de l’amour… Suzy, « joyeux bovin slovène », pleure son salaud de mari et devient pute par désespoir. Moktar s’amourache de la veuve Scapone, Chester dévore du regard Caroline Lemonseed, incarnation de ses obsessions fantasmatiques. Ici, la part d’ombre et de noirceur de l’âme se cogne à une certaine forme d’humour, un goût affirmé pour la raillerie et le burlesque qui ne sont pas réellement étrangers à notre XXIe siècle (« l’ancien aviateur lui-même (…) faisait le tour des garnisons pour y organiser ses émissions de divertissement en direct »).
On regrette seulement les interventions répétitives de personnages brutaux, vulgaires, qui fatiguent finalement (« On se bat, on gerbe, on fait dans son froc et on tire sur des types qui gerbent et qui font dans leurs frocs »). Même si l’absurdité odieuse et la dérision grinçante donnent sa cohérence au récit, elles agacent jusqu’à lasser. L’histoire en perd son aspect dérangé, dérangeant. Malgré tout, les réflexions cocasses qui se foutent de la vraisemblance (« quand on est bouddhiste tendance Véhicule Intermédiaire et qu’on meurt, on va dans un des crans d’une roue dentée qui tourne dans l’espace et que ce n’est pas aussi drôle que notre paradis ») et une expression aussi drôle que maladroite (« la vie sans toi ressemble à un chien malade attaché à un arbre au bord d’une autoroute ») allègent le récit… Instants de répit dans le quotidien d’une armée incapable, où brutalité et testostérone « boostées » aux amphétamines rendent les hommes stupides et catatoniques.
Le lecteur pourra également se laisser séduire par une vitesse narrative. Les images kaléidoscopiques du front sont autant d’instantanés pris en accéléré et sur le vif qui se moquent de l’hystérie collective et de la bêtise de nos contemporains.
Entre les réflexions intimes de Chester (citoyen quelque peu moral, boitillant dans ce monde aberrant), la soldatesque crasse et les vieilles rengaines propres à notre siècle brillant (« La mauvaise humeur est le risque épidémio-logique majeur de ce siècle »), la langue de Thomas Gunzig se perd dans un fatras de conflits, d’espoirs avortés, de fantasmes qui, à la longue, laminent notre enthousiasme d’animal malade du XXIe siècle.