On pourrait trouver quelque peu incongru la présence d’un ouvrage consacré à la bande dessinée au sein d’une collection accueillant les plus éminents sémioticiens, tels U. Eco, lui-même grand amateur de comics, A. J. Greimas ou encore G. Molinié. Toutefois, à la lecture de cet ouvrage brillant et dense, force est d’avouer que la bande dessinée s’adapte parfaitement à une lecture du signe aussi bien que du sens. En redonnant très justement le primat à l’image sur le verbe, T. Groensteen opère une scrupuleuse et lumineuse exégèse de la bande dessinée à travers ses articulations micro et macrosémiotiques.
Système spatio-topique isolant des éléments essentiels tels que le strip, le cadre ou l’hypercadre, arthrologie restreinte et générale, qui permet de déterminer l’articulation narrative et graphique d’une œuvre, une telle terminologie a certes de quoi effrayer le profane et, de ce point de vue, la seule malhonnêteté de l’ouvrage provient de la quatrième de couverture. En effet, se défendre de proposer un traité non universitaire tout en s’appuyant structurellement sur des catégories académiques (la pensée de Barthes, voire celle de Deleuze sont présentes en filigrane), cela relève véritablement du tour de force. De même, l’apport très discutable, quoique modeste, de J. Ricardou participe de cette « hystérisation théoriciste » qui apporte aussi peu à la bande dessinée qu’elle n’a apporté au nouveau roman en son temps.
Or T. Groensteen n’est jamais aussi convaincant que lorsqu’il se confronte de plain-pied avec le neuvième art. Appliqué à son objet, son système ouvre la voie à de stimulantes réflexions sur la nature même de la bande dessinée. Du sublime Watchmen à Corentin, en passant par l’excellent Jojo, ses exemples pertinents ont le mérite d’étendre la validité du système au-delà de la bande dessinée ambitieuse et quelquefois difficile d’accès dont il est pourtant l’un des plus ardents défenseurs (citons sa participation active à l’Ouvroir de bande dessinée potentielle). Cet essai, dont on doit dépasser la phraséologie austère voire aride, n’en constitue pas moins une invitation au lecteur (voir p. 150, le manifeste pour une lecture totale, où Groensteen souligne « que la lecture courante, celle qui privilégie, en chaque image, sa qualité d’énonçable, aplatit la richesse sémantique de l’image au profit de sa fonction narrative immédiate ») mais aussi au créateur. La potentialité de la bande dessinée est très loin d’avoir été épuisée, et l’audace de la création doit naître de ce franchissement perpétuel d’un cadre déterminé mais hautement malléable. Le récent succès de Comix 2000 témoigne à ce titre que la chance sourit souvent aux audacieux.