Magnifique récit d’un début de vie, Le Moine rebelle, sous-titré Carnet de lutte de ma vie au Tibet, est un livre d’une rare intensité et d’une profonde richesse. Il nous plonge dans une vallée du Tibet central, au cours des années 80. Tenzin Kunchap est un enfant au caractère déterminé et actif, ce qui lui vaut, durant les années d’école, d’être régulièrement frappé et humilié par les professeurs chinois qui enseignent la langue (chinoise) comme l’Histoire à partir des pensées et discours de Mao. L’humiliation sera telle que le jeune garçon décide, lors de sa quatorzième année, de fuir le Tibet et de se réfugier en Inde. Après de dures années d’apprentissage dans un monastère du sud de l’Inde, il est ordonné moine par le dalaï-lama et décide de retourner dans son pays natal afin de transmettre la nécessité et l’urgence de la lutte pour le Tibet libre.
Entre-temps, la situation, très précisément décrite, n’a qu’à peine changé : les Chinois détruisent et font disparaître tous les témoins de l’histoire et de la culture tibétaines. Ils interdisent les manifestations et les symboles religieux et surveillent autoritairement les quelques moines qu’il reste, maintenus prisonniers dans leurs monastères. Arrêté par la police lors d’une manifestation à Lhassa, Tenzin Kunchap passe plusieurs années dans certains des bagnes construits par les Chinois pour y enfermer les « réfractaires » et les « dangereux réactionnaires ». Une peu commune résistance, la force de sa foi et la solidarité entre prisonniers (moines pour la plupart) lui permettront de résister aux conditions de détention, aux coups et aux tortures. Il parvient enfin à s’évader et, après avoir affronté, seul et à pied, quelques-uns des cols les plus froids et difficiles du pays, à retrouver le Népal puis l’Inde, d’où il s’envole quelques mois plus tard pour la France.
La découverte de la France et de l’Occident, au-delà des anecdotes qui témoignent de la difficulté de s’adapter à une civilisation étrangère et étrange, permet à Tenzin Kunchap de nous offrir quelques très belles analyses. D’abord sur la pratique et la conception du bouddhisme par les Occidentaux. Pratique très individualiste (dans le monastère français où il reste une année, il ne trouve aucun moine qui accepte de lui enseigner le français ou l’anglais) et rarement accompagnée de l’étude sérieuse des textes. Ensuite sur la manière dont les Occidentaux conçoivent l’amour (avec beaucoup moins de rites mais beaucoup plus d’interdits qu’au Tibet) et élèvent leurs enfants. On en retiendra ce paragraphe, particulièrement éloquent : « Au Tibet, les parents sont très durs, mais ils n’ont pas peur d’être de vrais parents. En Europe, les parents me semblent gentils avec leurs enfants, ils leur enseignent que la fourchette se tient à gauche et le couteau à droite, à s’asseoir ainsi, à dire bonjour comme ceci… Chez nous, les parents ne perdent pas de temps avec tout ça, ils transmettent une vraie éducation : la façon de faire naître la compassion, les méthodes pour survivre au quotidien sans désespoir. La famille transmet une morale, une éthique. Les adultes frappent souvent les enfants, mais, là-bas, je ne connais pas de jeunes qui, à dix-sept ou vingt ans, pensent au suicide. »
Les écrivains français sont gentils avec leurs lecteurs : ils leur racontent que tel personnage est un révolutionnaire parce qu’il tient sa fourchette à gauche, que tel autre baise ainsi, qu’un troisième mange comme ceci… Tenzin Kunchap ne perd heureusement pas de temps avec tout ça. Récit d’une vie et d’une manière de concevoir la vie, portrait d’un pays, témoignage sur un génocide culturel, tableau d’une culture en cours de disparition, exemple de compassion : son livre transmet, simplement, l’essentiel. On espère qu’il sera entendu dans nos démocraties qui, par leur silence, leur passivité et leur politique étrangère et économique, se font les complices de la destruction d’un peuple, de sa mémoire et de sa pensée.