Rien ni personne ne sort tout à fait vivant des griffes acérées de TC Boyle. Depuis Water Music, en 1988, et l’apparition en France de cet auteur californien, ex pop star, ex hippy, ex militant pacifiste, nous avons assisté à son lent et savoureux travail de sape. Quelles en sont les victimes ? L’essaim bourdonnant des idéologies médiocres qui ne cessent d’infester l’Amérique post-reaganienne, héritière d’une certitude séculaire, édifiée sur une prodigieuse série d’échecs, de massacres et de dévastations. Cette certitude, on l’appellerait totalitarisme si Boyle ne nous la présentait sous ses aspects les plus grotesques, les plus farces. Son style à lui consiste à louvoyer entre la satire, le pamphlet et la fable. S’il s’en prend de préférence à la génération des baby boomers, ses contemporains, ceux par qui le scandale est arrivé, qui ont vécu en condensé la période mutante s’étendant de la guerre des rizières à celle du désert, qui sont tombés dans tous les pièges que l’abondance et le néo-puritanisme ont ouverts sous leurs pas, dans tous les trips utilitaristes, non-utilitaristes, sécuritaires, mondialistes, new age, écolos, végétalos, macro-bios…, qui ont cru se sauver et ne sont parvenus qu’à verrouiller le système qu’ils croyaient combattre, qui ont confondu environnementalisme et enfermement paranoïaque, art de vivre et bien-être autarcique, individuation et individualisme, c’est qu’après la déstructuration du récit et la fuite vers le néant initiées par Kerouac et Burroughs, il ne restait plus qu’à faire table rase et s’interroger, sans prétendre en tirer une quelconque théorie, sur l’interminable faillite de l’american way of life.
On a vu défiler, dans le bestiaire de TC Boyle, une ribambelle de paumés imaginatifs, de naïfs magnifiques, de yuppies en mal de retour à l’état de nature. Le dernier en date, l’anti-héros d’Un ami de la terre, rassemble à lui seul tous les travers de ses pairs, comme s’il était l’aboutissement d’une multitude de clonages ratés. Le roman fait la navette entre deux époques : la nôtre, celle d’avant la grande catastrophe écologique, et les années 2025, date à laquelle la Californie ne sera plus qu’une décharge humide et surchauffée, balayée par d’incessants ouragans, peuplée de résidus d’humanité s’accrochant aux derniers vestiges du confort moderne et employant la majeure partie de leur temps à écouter les bulletins météo tout en dégustant du poisson-chat arrosé d’un ersatz de saké, derniers aliments disponibles sur cette planète épuisée.
Dans les années 90, Ty Tierwater est adopté par la célèbre organisation militante « La Terre pour toujours » dont il devient le symbole. Il se fait « éco-terroriste » par amour, par stupidité, par masochisme et par hasard. Pour lui, tout s’est décidé le jour où, parti vivre une expérience de contact direct avec la terre, en compagnie de la femme qu’il venait d’épouser, il a assisté à la mort spectaculaire de cette dernière, piquée par une créature ailée on ne peut plus naturelle. Ensuite, il a combattu sans vraiment savoir où se trouvait l’ennemi, organisant des manifestations pacifiques, sabotant des engins de terrassement, crevant les pneus des représentants de l’ordre, mû par une vibrante indignation et un besoin d’en découdre avec le genre humain, attitude aussi désarmante que la maladresse avec laquelle il la mettait en œuvre. Victime de croyances qui ne lui appartiennent pas, engagé dans une lutte choisie faute de mieux, cet ancien bourgeois aisé entassera bévue sur bévue, se lancera dans toutes les actions perdues d’avance, accumulera les séjours en prison et provoquera sans le vouloir la mort de sa fille, une droguée de l’écologie en général et des séquoias en particulier, qui se sacrifiera à la grande cause incarnée par ce père qu’elle admire inconsidérément. Et comme si cela ne suffisait pas, Ty survit, devient un « jeune-vieux » comme il se plait à se désigner, et cultive sa haine en silence.
Juin-juillet 2026 : il fait chaud, la planète s’enlise lentement dans ses propres déchets, personne ne s’intéresse plus à l’écologie, l’uniformisation de la pensée n’est plus une menace mais une réalité, les humains s’adaptent, comme toujours, et Ty, le sublime loser septuagénaire, redécouvre l’amour…ou un truc qui s’en rapproche vaguement. La farce n’en finit pas de se rejouer.