« Voilà un enfant qui, pour la première fois, me fait savourer le souvenir de l’enfant que j’aurais pu avoir. De tous les enfants au monde, c’est celui qui m’est le plus intimement lié. Il est si mignon. Mais je vais l’achever. Je vais sûrement l’achever. Je brûle de le faire ». Qui n’a jamais lu Taeko Kôno peut se trouver rebuté par le ton, au point d’ailleurs de ne jamais arriver à ce passage. Car en plus de l’immersion dans une civilisation et une quotidienneté volontairement sordides, l’écriture de Kôno tend au minimalisme le plus précis : rien n’est inutile dans ce qu’elle nous donne à voir, et l’on est emporté de souvenirs signifiants (insoutenables pour la plupart) en perceptions de plus en plus déformantes. Tout est renvoi dans le flux incontrôlable que constituent les réflexions de l’héroïne, Ukiko, laquelle vient de perdre son père et constate jour après jour l’inéluctable désagrégation de son couple. Comme pour la soutenir dans cette épreuve, le père, autrefois craint et colérique, la visite de plus en plus régulièrement, souriant et doux. Bon conseiller (il s’exprime majoritairement par sourires et affables acquiescements), il veille sur sa fille jusqu’à la séparation violente et soudaine du couple. S’ensuit une énième conversation avec son père, au terme de laquelle Ukiko décide de pratiquer trois meurtres.
Le fait de pénétrer dans une culture aussi marquée par le poids de la tradition permet d’admettre la démarche d’Ukiko même si, du rite, elle ne présente que l’apparence. Rien toutefois ne permet d’en déterminer la valeur intrinsèque ni d’en saisir la source puisque les propos du père sont pour le moins énigmatiques : « Tu devrais essayer, jusqu’à trois personnes, ça va… » Dès lors, les perceptions et les choix d’Ukiko n’ont plus aucune base morale (s’ils en ont jamais eu) et ces trois « sacrifices » ne vont plus présenter de difficultés que strictement pratiques. Appliquée au décor aussi bien qu’au personnage, la volonté de dépouillement de Taeko Kôno participe subtilement au sentiment général de malaise et d’incompréhension. Dire qu’elle confine au raffinement ne serait pas seulement un détestable cliché, mais aussi une regrettable erreur. Cette inconfortable abstraction, cette absence de détails anodins sont absolument nécessaires à la construction de l’univers mental de l’héroïne -donc à sa lecture. Des postulats qu’on est parfois tenté de rejeter comme inexplicites tant il est vrai qu’on ne saisit que difficilement la cohérence de l’oeuvre, certains passages semblant vouloir couler de source. Mais il est indéniable que le style de Kôno est infiniment séduisant. Dans Sang et coquillage, elle nous précipitait déjà dans un univers de perversités particulièrement éprouvantes puisque strictement inouïes pour une conscience occidentale. Ici, c’est l’idée d’insanité mentale qui se voit repoussée au-delà des limites de notre imagination. Si lorsqu’on termine l’ouvrage la séduction n’oeuvre pas immédiatement, les réflexions et le questionnement qu’il ne manquera pas de susciter en justifieront a posteriori la lecture.