« Depuis les sommets de Kirkintilloch jusqu’aux vallées de Cambuslang, depuis les galeries de mines d’Easterhoose jusqu’aux marécaages de Clydebank, bienvenue à tous, bienvenue Glasgow, bienvenue à toute l’Ecosse, bienvenue au Junnune Show. Il est minuit ou zéro heure, ou les deux, ou aucun des deux. Est-ce qu’il pleut dehors ? Qui sait ? Mon nom c’est Zaf – Zèd A Efe – et vous écoutez le show de la folie. Junnune« . Il est minuit sur Glasgow. Dj Zaf se lance, pour sa dernière émission, son Junnune Show, qui l’entraîne depuis trois mois de minuit à 6 heures du matin en direct sur Radio Chaandni, dont l’antenne va être coupée au matin. Bouclé dans son studio, au dernier étage d’un ancien cloître réaménagé en centre communautaire, seul face à ses disques, Zaf laisse libre court à ses pensées. Ce soir, pour la dernière, il a décidé de choisir lui-même ce qu’il va passer, sans répondre aux appels de ses auditeurs. Il s’est préparé sa nuit. Sur sa playlist, des B.O. de films indiens, Kula Shaker, Stravinsky, Primal Scream, Asian Dub Foundation, rock celtique, Négresses vertes, Beatles. De quoi revisiter son univers d’enfant d’immigré grandit sous la pluie écossaise et devenu l’espace de quelques semaines animateur d’une radio communautaire pakistannaise.
Cette nuit d’été écossaise est particulière. Elle a le goût de la fin, comme celui des nouveaux départs. Pendant que les disques s’enchaînent sur les platines, interrompus seulement par la voix de Zaf qui se livre à l’antenne, entité invisible, sa mémoire bat la campagne. Derrière les vitres du studio, Babs, l’infirmière, roule sans fin dans la campagne écossaise, chevauchant sa Kawasaki. Un couple traverse les montagnes pakistanaises, au volant d’une voiture prête à rendre l’âme. Zilla l’héroïnomane se noie dans sa folie. Sur une table de cuisine traîne une lettre de rupture. Une femme plus vraiment jeune s’enferme avec ses plantes. Un père perd la mémoire. Ces six dernières heures d’antenne sont le fond du roman, Psychoraag, « Symphonie de la folie ». A l’abri de la nuit s’agitent les fantômes du passé, ceux de Zaf, ceux de ses parents. La musique nourrit la confusion des genres, la confusion des temps, la confusion des lieux. L’histoire, long tête à tête avec l’âme du Dj, se forme sous nos yeux, montage étrange, fascinant. Glasgow cristallise, sous la pluie qui jamais ne cesse, les désillusions d’immigrés arrivées plein d’espoir, les angoisses de leur descendance. Zaf revoit ses parents adultères, fuyant le Lahore des années 50, l’ingénieur Jamil Ayaan en fuite avec la femme de son patron, abandonnant derrière lui femme et enfant, pour brutalement atterrir au fond des égouts écossais. Il revoit Zilla, petite amie héroïnomane, squelettique, paumée, sublime et effrayante. Babs, si blanche, qui le met mal à l’aise et le pousse à se focaliser sur leurs seules différences.
Saadi réussit un étonnant mélange de genres. La critique britannique a parlé d’une union réussie entre Salman Rushdie et Irvine Welsh. Il y a un peu de ça. Cette façon de mêler, au fil du long monologue intérieur de Zaf, le temps d’une émission radio seulement ponctuée par le décompte des heures, réalité et onirisme, dans une variante de réel merveilleux parfaitement analysé, d’une puissance surprenante, d’une originalité sans rien de factice. Sous le regard de Zaf, la ville se décompose, la cité écossaise, noyée dans la grisaille, se dissout lentement. Il y a là une forme de mysticisme, mais aussi, repérable entre toutes, une inimitable scottish touch. On pense à Kelman, à sa façon d’inventer une langue qui ne respire plus. Saadi explique : « Scottishness becomes a metaphor through which I perceive things. The ends of twigs catch in the stream ». Il voulait être musicien mais n’était pas assez bon. Alors, il a été médecin, avant de se « désorienter ». Psychoraag (son second roman, après un premier paru sou le pseudo de Mélanie Desmoulins, fiction érotique inspirée de Nin, Sade, Aragon ou Appollinaire…) est une sorte d’hommage. A la famille, à la communauté, à l’Ecosse, à la musique. D’où ce rythme, lancinant et heurté, morcelé, saccadé. Inspiré par la musique, le texte se nourrit de chansons, profite du lien particulier tissé entre nos mémoires et certains airs. L’écriture passe par les sensations, explore les sentiments, remonte aux origins, avec une ambition : « Without glorifying the whole thing, to use a jazz parallel, I was aiming at a late-Coltrane feel, or a Bitches Brew vibe, or an Albert Ayler solo duende and not at a polished, Kind of Blue package ».
Avec ce premier roman jamais publié au titre de roman « écossais – pakistanais », la scène littéraire britannique s’offre un intéressant modèle de complexité culturelle absorbée, maîtrisée. On sort du multiculturalisme ; la différence ne fait pas le fond. Dans le même temps, Saadi évite l’écueil grossier : il n’écrit pas un roman qui se contenterait de profiter de son originalité de fait, labellisé « Ecosse-Pakistan », avec sa dose de musique et de came pour mieux faire passer la pilule et jouer l’écrivain trash. Loin d’une écriture marketing, Saadi alimente sa voix, singulière, et se joue des codes.