A Calcutta, Lisbonne, Rio, ou peut-être Mexico, un écrivain, cambrioleur, gauchiste, qu’on finira par appeler William Openshaw, erre dans un bidonville « au milieu (…) de la merde de porc et de la pourriture ». Sa pute édentée a « mille enfants et baise qui il faut pour un potage concentré ». Quand elle n’est pas ivre, son corps exalte une odeur ambiguè d’amandes et de moisi.
Que fait cet homme ? Où, et qui est-il ? Les premières pages du Condor déroutent, déstabilisent, voire ennuient. On pense au Vice-consul de Duras, à l’errance de la mendiante. On s’interroge sur la motivation de l’éditeur : en quoi ce récit a-t-il sa place dans une collection telle que la Série noire ? Où sont l’enquête, les flics et les prévenus ?
Au fil de la lecture, pourtant, il devient évident que l’histoire de William Openshaw traite de l’essence même de ce qui constitue le roman noir : il y est question d’entailles personnelles, de douleurs inénarrables, de choix, d’engagements et de regrets. De son bidonville, le narrateur reconstitue le puzzle de sa vie, ouvrant des portes qui donnent sur d’obscures pièces de sa mémoire -le parfum des coquelicots, la terreur que lui inspirait le mystérieux homme de Manchester, la puanteur du vomi de sa mère alcoolique. De son présent dans un quelconque taudis, le poète, qui a dû se fondre dans l’oubli, tisse les liens entre les différentes parties de sa vie. Le meilleur, mais surtout le pire…
Poète de renom encensé par la critique, William Openshaw était étudiant à Moscou quand il a découvert que ses plus intimes convictions, ses engagements les plus personnels pouvaient être achetés. En Angleterre, il s’est laissé convaincre de « la justesse morale de braquer une banque », intégrant une bande de Robin des Bois suants de trouille. Ou comment, presque malgré soi, l’on devient un criminel. Rattrapé par des traumatismes qu’il avait cru pouvoir apaiser par l’écriture, il a également tué. A mesure que les différentes pièces s’assemblent, les douleurs se fondent pour n’être plus qu’une masse informe de souffrances et de regrets. De l’évocation de souvenirs au bilan d’une vie, Openshaw connaît intimement la part de mal qui fait partie à jamais de sa personne. Le retour à son passé lui accorde, peut-être, une justification, un moyen de supporter sa propre existence.
Le Condor fait partie de ces romans noirs qui se distinguent strictement des traditionnels romans criminels. A sa lecture, on pense à la dureté des rapports humains des récits de Jim Thompson, de Francis Ryck ou de David Goodis. La structure narrative, en revanche, ainsi que la sonorité des thèmes récurrents sont le propre d’un roman hors genre, construit avec talent et sensibilité. De son bidonville à Mexico ou Calcutta, aux côtés des mômes galeux qui tirent des cailloux sur les rats, le poète a finalement une intime connaissance de la nature humaine : « Il sait que dans ce monde, les gens cesseront de se tuer quand le soleil sera une pierre froide. »