Voyage, 750 pages, seul roman de l’acteur américain Sterling Hayden (1916-1986), écrit en dix ans : une curiosité, donc. Les romans-fleuves, s’ils sont mauvais, deviennent vite rédhibitoires ; de là l’hésitation de certains lecteurs à jeter leur dévolu sur des œuvres longues. Rien à craindre ici : Voyage se lit facilement et la narration emporte, en dépit de l’abondance du vocabulaire maritime qui exige de s’arrêter sans cesse pour consulter un dictionnaire. Voyage, donc, est d’abord une histoire de marins. L’histoire d’une traversée maritime et de ses difficultés, de la rude vie à bord : on parle toujours des conditions de vie du prolétariat industriel au 19e siècle, mais rarement de la vie misérable des marins, tout aussi difficile.
Qui sait par exemple aujourd’hui que les marins d’alors (peu nombreux car la rémunération était ridicule et les conditions de travail infernales) étaient régulièrement soumis à ce que l’on appelle la « shangaïsation », autrement dit l’enrôlement forcé d’hommes trouvés dans le coin d’un bar, attablés devant leur bouteille ? Ces marins d’hier étaient en quelque sorte les ancêtres de nos clochards d’aujourd’hui, sauf qu’en dépit de leur extrême misère et de l’alcoolisme, ils n’étaient pas abandonnés ou inactifs mais confrontés à la vie impossible du bateau en mer et, surtout, à la violence de leurs supérieurs. C’est un monde brutal, avec des privilégiés et des exécutants, des maîtres et des esclaves, un monde de pouvoir où l’on aime faire le mal pour mesurer l’étendue de sa force. La description d’Hayden est par endroits si violente qu’on s’interroge : caricature ? L’effet sur le lecteur, en tous cas, est certain.
Littérairement, les anachronismes de langage récurrents ternissent un peu l’ensemble. A l’aveugle, il semble difficile de savoir à quelle époque se déroule l’action tant le vocabulaire (ou la traduction) est familier et nous rappelle celui de notre époque : « mec », « baiser », autant de dissonances avec la langue de l’époque. Est-ce vraiment là l’argot du 19e siècle ?