Les amateurs d’humour anglo-saxon façon Mark Twain ou S.J. Perelman connaissent bien l’honorable Professeur Stephen Leacock (1869-1944), auteur de nombreuses nouvelles comiques qui ont directement influencé les Monty Pythons (en 1967, avant même la formation du groupe, Cleese et Chapman ont écrit un sketch directement tiré de l’un de ses textes). Si Leacock est célèbre, c’est aussi à cause de sa double casquette d’humoriste et d’érudit : tout en publiant des recueils à succès comme Literary lapses, qui fit un tabac en 1910, il enseignait très sérieusement l’économie et la science politique à l’Université McGill de Montréal, participait à des colloques dans le monde entier et publiait d’austères essais sur les émeutes bananières à Trinidad ou la guerre turco-italienne. Son penchant pour les disciplines de l’esprit lui fit même commettre un livre bizarre, L’humour, théorie et technique, manuel de drôlerie où il tentait d’expliquer scientifiquement les mécanismes d’un bon gag… Outre ses nouvelles comiques, Leacock est aussi très populaire au Canada pour un roman devenu classique, Sunshine Sketches of a Little Town, qu’on pourrait traduire par « croquis ensoleillées d’une petite ville ».
Paru en 1912, c’est un texte plus sobre que ses rafales de gags habituelles : il raconte avec tendresse et ironie la vie d’une petite bourgade typique, Mariposa (d’où le titre français, Bienvenue à Mariposa), avec son hôtel, son coiffeur, son bateau sur le lac pour la fête du 4-Juillet. Le récit tient un peu du livre à sketches, avec les aventures successives d’une série d’habitants ; au bout de 200 pages, on a l’impression d’être soi-même un résident de Mariposa, prêt à pousser la porte d’un commerce de la grande rue, si caractéristique et si anachronique à la fois ; Leacock raconte un monde pré-industriel, pas vraiment sorti de la ruralité du XIXe siècle, condamné par l’arrivée imminente de la modernité, allégoriquement figurée par le train dans le dernier chapitre.
Beaucoup d’enfants au Canada font leurs premiers pas de lecteurs avec ce roman qui est, à sa façon, un phénomène culturel. Dans les années 1960, le jeune Gregory Gallant, plus tard connu comme dessinateur sous le nom de Seth, voyait sa couverture dans la vitrine des libraires. Il ne l’a jamais oubliée, et il a illustré en 2013 une nouvelle édition publiée par l’éditeur canadien McClelland & Stewart. C’est elle que reprend aujourd’hui le traducteur Thierry Beauchamp pour Wombat (dont le directeur, Frédéric Brument, passionné d’humoristes anglo-saxons, a déjà publié plusieurs fois Leacock dans d’autres maisons), en mettant les petits plats dans les grands : grand format, couverture cartonnée, jaquette, beau papier et belles couleurs. Autant dire que si vous prenez votre billet pour Mariposa, vous aurez le plaisir de voyager en wagon grand luxe.