« Je viens d’une famille riche, j’ai fait des études à Cambridge, j’ai l’air d’un dandy, j’ai une grande maison à la campagne… Presque une caricature, vous voyez ? » L’aimable quadragénaire britannique auteur de cette confession lucide est aussi l’un des romanciers les plus outrageusement drôles des années 90 : connu en France pour ses apparitions cinématographiques chez Kenneth Brannagh (Peter’s Friends) et Brian Gilbert (il joua le rôle d’Oscar Wilde dans le film du même nom), Stephen Fry est aussi et surtout l’auteur de Mensonges, mensonges, un premier roman virtuose et hilarant qui secoua le pays tout entier lors de sa parution voilà deux ans. Il faut s’attendre à des réactions du même ordre avec L’Hippopotame, comédie de mœurs irrésistible et satire au bulldozer d’une bonne société aux habitudes délicieusement kitsch à la rencontre de laquelle nous convie Ted Wallace, poète sur le retour, critique dramatique atrabilaire, alcoolique fluctuant et cynique notoire (imaginez Michel Polac et François Rolin réunis).
Récemment lourdé du seul magazine qui acceptait encore ses articles, débiteur d’une pension alimentaire colossale, il accepte la curieuse et lucrative mission que lui propose sa nièce : s’incruster chez son vieux pote Lord Logan, l’une des plus grandes fortunes industrielles du Royaume, et y mener une enquête discrète sur on ne sait trop quoi. Dans l’immense propriété se croisent les quelques acteurs de cette fantaisie policière en forme de Cluedo paranormal : une bombe nommée Patricia, un prêtre homosexuel défroqué, une ancienne maîtresse acariâtre, un majordome typique, un couple de bourgeois insipides, leur progéniture attardée et, pour finir, les enfants de Logan : une paire de jumeaux farceurs de cinq ou six ans et leurs deux grands frères, dont l’un semble doué d’un spectaculaire pouvoir de guérison. En rationaliste inébranlable, Ted va s’employer à percer le secret de cet adolescent lyrique et délicat, dont le miraculeux traitement s’avérera bientôt d’ordre littéralement orgasmique.
Entre répliques désarmantes et digressions satiriques en roue libre, Stephen Fry circule en char d’assaut dans une rue piétonne un jour de foire : caustique, bucolique, audacieux, ironique, son Hippopotame est un collier de perles grinçantes enfilées avec style et maîtrise. On pense à Tom Sharpe, à Evelyn Waugh, à un Jerome K. Jerome fier de son langage de charretier, capable tout à la fois d’une franchise de tractopelle et d’une subtilité de miniaturiste, à l’aise dans tous les registres. Fort d’un sens de la formule exceptionnel et d’un certain talent de metteur en scène, il nous emmène, sans jamais baisser d’un ton, au terme d’une intrigue dont on remarque à peine le dénouement légèrement capillotracté. Habile et désopilant… le burlesque anglais dans ce qu’il a de meilleur.